« Rose de Paris » de Gilles Schlesser et Eric Puech

Quatrième de couverture

Paris, 1925. Rose, jeune provinciale, monte à la capitale pour y devenir « demoiselle du téléphone » au central Gutenberg de la rue du Louvre. Elle y sympathise avec Sidonie, laquelle l’entraîne dans le tourbillon du Montparnasse des Années folles. Les deux amies fréquentent les artistes et les écrivains – Foujita, Kisling, Tzara, Pascin, Fitzgerald, Hemingway… – une société brillante, bohème et fantasque qui ne perd pas une occasion de s’étourdir au bal Nègre, au Boeuf sur le toit ou au Jockey.
Mais ce Paris de la fête en dissimule d’autres, plus sombres. Celui de la condition des femmes au travail mais aussi celui des bas-fonds et des truands alors que la coco poudre les narines par dizaines de milliers. C’est dans ce monde que Victor, l’ami de Sidonie, est contraint de naviguer pour faire tomber un baron de la drogue… et sauver sa peau.

  • Mon Résumé

___Jeune provinciale, Rose quitte sa Bretagne natale pour se rendre à Paris où elle décroche un emploi en tant que « demoiselle du téléphone » au central téléphonique de Gutenberg. Malgré le travail éprouvant et la cadence infernale imposée par la machine, la jeune fille est émerveillée par l’effervescence de la capitale et goûte avec bonheur à la liberté et l’indépendance que lui procure cette nouvelle vie. Dans ce véritable microcosme que représentent alors les centraux téléphoniques, Rose ne tarde pas à se lier d’amitié avec quelques-unes de ces collègues, parmi lesquelles une dénommée Sidonie, qui lui propose rapidement de partager avec elle son modeste appartement sous les toits. Intrépide et libérée, la sensuelle brune ne tarde pas à introduire sa nouvelle amie dans les milieux les plus en vues de la capitale. Ensemble, elles traînent avec la faune intellectuelle et artistique de Montmartre. Aux côtés de Fitzerald, d’Hemingway, de Tzara, Kisling ou encore Foujita…

C’est ainsi au cours d’une de leurs excursions dans un des cabarets les plus en vogue de la capitale, que Rose fait la connaissance d’un dénommé Victor. La jeune fille célibataire à la morale irréprochable ne tarde pas à succomber au regard d’acier du boxeur et, entre les deux jeunes gens, éclot peu à peu une tendre romance. Mais alors que le temps passe et que les sentiments se renforcent, la solidité de leur attachement se trouve bientôt mise à l’épreuve. Tandis que Victor sent peu à peu sa belle lui glisser entre les doigts, hypnotisée par les airs de charleston et la vie de bohème, Rose, de son côté, réalise que son prince n’est peut-être pas aussi charmant qu’il n’y paraît.

Depuis un casse qui a mal tourné, le jeune homme se trouve en effet empêtré dans de sales draps. Lors d’un interrogatoire, l’inspecteur Lebrun, en charge de l’affaire, lui offre une dernière chance d’éviter la prison sous la forme d’un ultimatum : s’il veut sauver sa peau, Victor devra ainsi collaborer et accepter de jouer les indicateurs pour l’inspecteur. Ce dernier a dans son collimateur un certain Paul Sarazin (dit Monsieur Paul), à la tête d’un important patrimoine. Lebrun soupçonne l’homme d’affaire de tremper dans un trafic de drogue pour financer l’acquisition de tous ces biens. Grâce à ses talents de boxeur, Victor parvient à se faire remarquer par le gérant de la salle de sport (appartenant justement au suspect) et se fait engager comme chauffeur personnel de Monsieur Paul. Mais alors que son enquête progresse, Victor va être confronté à un choix moral des plus draconiens. Craignant de voir Rose lui échapper pour aller convoler avec un homme susceptible de lui offrir une vie plus confortable, saura-t-il résister à l’appât du gain ?

Pendant que Sidonie s’étourdit de bals en soirées, Rose découvre ainsi peu à peu les revers de cette nouvelle vie. Passé l’euphorie, viennent les doutes et les premières désillusions. Dans ce Paris de tous les possibles, du rêve à la réalité, il n’y a qu’un pas.

Mon opinion

★★★★★

___Période d’insouciance, d’audace et d’allégresse, les années folles s’apparentent à une parenthèse enchantée d’une dizaine d’années durant l’entre-deux-guerres. Débutant en 1920 comme une réaction à la folie meurtrière de la première guerre mondiale, cet intermède prit fin en 1929 avec le début de la Grande Dépression. C’est dans cette ambiance grisante qu’Eric Puech et Gilles Schlesser ont choisi de planter le décor de « Rose de Paris », fruit de leur première collaboration. Et le moins que l’on puisse dire, c’est que le résultat est à couper le souffle, aussi spectaculaire et époustouflant que l’époque qu’il décrit ! On ne peut en effet que s’émerveiller devant la prouesse réalisée par les deux auteurs qui signent là une oeuvre de toute beauté et un portrait saisissant d’une génération avide de distractions et de plaisirs.

Joséphine Baker (« Rose de Paris » de Gilles Schlesser et Eric Puech, Editions Parigramme)

___Paris est alors le témoin d’une ébullition artistique sans précédent. La créativité est à son apogée et on assiste à un vaste métissage artistique dans la capitale. Peintres, écrivains, musiciens de tous horizons ont élu domicile dans le quartier de Montparnasse, devenu le centre névralgique de cette vie artistique. Tous se retrouvent désormais à La Coupole, au Dôme ou à La Closerie des Lilas. La Rive gauche devient bientôt le symbole de la société des arts et lettres parisienne. Henry Miller ira même jusqu’à rebaptiser le triangle Vavin-Raspail-Montparnasse « le nombril du monde ». Ville cosmopolite, Paris accueille des gens de tous horizons dont de nombreux américains désireux de fuir la prohibition et apportant le jazz dans leurs bagages.

___A travers les destins croisés de nombreux personnages, Gilles Schlesser et Eric Puech parviennent ainsi à brosser un portrait saisissant et relativement complet d’une époque fascinante et étourdissante. On se régale de cette ballade à travers le temps et les rues de la capitale. A la terrasse d’un café, on croise les personnalités les plus emblématiques de l’entre-deux-guerres, avant de s’enivrer dans les cabarets de cocktails et de jazz.

___Rien n’est à jeter dans ce roman graphique tentaculaire, déclinant une intrigue aussi soignée qu’étoffée, qui englobe à la fois les questions sociétales et morales de l’époque. Dans ce récit fourmillant de références (relatives aussi bien au contexte social, politique que culturel de l’entre-deux-guerres), chaque case bénéficie d’un véritable soin et se révèle riche de sens, attestant d’un travail de recherche aussi considérable que méticuleux. Si certains reprocheront à ce roman graphique son côté « fourre-tout » découlant de son ambition à vouloir aborder un grand nombre de thématiques, c’est justement ce souci de restituer au plus juste le foisonnement d’une époque caractérisée par ses excès, et cette volonté de tendre à l’exhaustivité qui font toute la plus-value de cet ouvrage.

___Afin d’atteindre leur objectif, les auteurs s’appuient sur une galerie de personnages éclectiques, où se mêlent de grands noms aujourd’hui entrés dans l’Histoire avec ceux de personnages fictifs mais dont les trajectoires s’avèrent néanmoins révélatrices du climat de l’époque. Coupe courte, cigarette rougeoyante au bout des doigts, ne craignant pas de briser les tabous, Sidonie incarne ainsi l’archétype de la garçonne. La jeune femme, qui se revendique indépendante et moralement libre, pose nue, se déhanche sur des airs de charleston, fume, fait la fête, et enchaîne les lignes de coco. Clamant haut et fort son rejet virulent du patriarcat de la société et refusant toute forme d’asservissement, la jolie rebelle se laissera pourtant dévorer par sa passion pour Kisling et la drogue.

Sidonie (« Rose de Paris » de Gilles Schlesser et Eric Puech, Editions Parigramme)

Et puis il y a toutes les autres : Claudine, mère de deux enfants, qui tente désespérément de joindre les deux bouts, ou encore Madeleine et Louise, féministes engagées… A travers leurs histoires, émerge une autre facette, beaucoup plus sombre et désenchantée de cette époque. On découvre ainsi les conditions de travail harassantes de celles que l’on surnommait « les demoiselles du téléphone » ainsi que le caractère aliénant de la tâche. Afin d’accroître la productivité, des concours d’efficacité mettant en compétition les employées sont régulièrement organisés. Au sein de cette fourmilière, la colère gronde et l’insurrection guette. Car après être sorties de leur foyer pour prêter main forte à l’effort national durant la guerre, les femmes aspirent à s’émanciper, revendiquant les mêmes droits que les hommes. Elles luttent pour obtenir l’égalité des salaires, veulent être libres de disposer de leurs corps, abandonnent le corset et coupent leurs cheveux. Pour défendre leurs idéaux d’une société plus juste et égalitaire, elles sont prêtes à tout et n’ont peur de rien.

___Si l’on retrouve donc bien certains stéréotypes de l’époque (à l’instar de l’héroïne, parangon de vertu, Sidonie, l’archétype de la garçonne ou encore la figure de la féministe activiste), les auteurs parviennent à étoffer suffisamment leurs personnalités pour en faire des personnages aboutis, surpassant les clichés car bien plus complexes qu’ils n’y paraissent. A leurs côtés, on vibre, on s’émerveille et on pleure parfois aussi, partageant leurs doutes et leurs déboires, leurs instants d’euphorie et leurs désillusions.

En parallèle de cette remarquable fresque sociale qui explore brillamment la condition féminine et salariale de cette époque, le lecteur assiste, papillons au ventre, à la naissance de la tendre idylle entre Victor et Rose. Mais bien que le récit accorde une place importante à cette note romantique, cela n’est jamais au détriment des autres aspects de l’intrigue. Au contraire, réaliste et évitant tout excès de mièvrerie, cette romance tour à tour intense et turbulente, apporte une douceur bienvenue tout en s’intégrant parfaitement à la narration.

___S’appuyant sur un scénario solide et parfaitement maîtrisé, les auteurs parviennent à dégager des enjeux suffisamment pertinents et accrocheurs pour maintenir intact l’intérêt du lecteur. L’intrigue policière qui se dessine peu à peu autour du personnage de Victor se révèle ainsi palpitante et absolument passionnante à suivre, jusqu’au dénouement final, remarquablement orchestré. Intelligente et bien ficelée, cette enquête sur fond de trafic de drogue s’inscrit en outre avec brio dans les problématiques d’une époque où la cocaïne s’imposait alors comme le stimulant vedette d’un Paris mondain gangréné par la drogue. Narrativement et graphiquement irréprochable, « Rose de Paris » déploie ainsi une intrigue particulièrement soignée et d’une redoutable efficacité qui nous tient en haleine jusqu’à la dernière page et parvient à éviter tous les écueils du genre.

Mêlant réalisme social, suspense policier et romance, Gilles Schlesser et Eric Puech signent une oeuvre épatante, qui entrelace les registres et les histoires de vie avec une rare maîtrise. Remarquablement documenté, fourmillant de références et incroyablement immersif, ce roman graphique tentaculaire, loin de se cantonner à un simple récit d’atmosphère, s’apparente ainsi davantage à un portrait méticuleux et relativement exhaustif d’une époque bouillonnante et sulfureuse, saisie à travers les trajectoires éloquentes d’une galerie de personnages fouillés et attachants.

Le trait dynamique et réaliste d’Eric Puech se révèle particulièrement immersif et porte avec brio les intentions de l’album. On se régale de cette ballade à travers le temps et les rues de la capitale et on s’émerveille de voir surgir au détour de chaque page des figures emblématiques de cette époque, telles que Fitzgerald, Hemingway ou encore Josephine Baker…

Nourri des hésitations morales de ses personnages, porté par de nombreux rebondissements, « Rose de Paris » déroule en outre une intrigue intelligente et captivante, qui s’inscrit habilement dans les problématiques de son temps.

On ne peut que s’émerveiller devant la prouesse réalisée par les deux auteurs qui signent là une oeuvre de toute beauté et un portrait virtuose de cette génération des Années Folles, avide de distractions et de plaisirs. Une collaboration particulièrement concluante que l’on espère bien voir se réitérer !

Je remercie très chaleureusement les éditions Parigramme pour cette lecture étourdissante et cette fantastique découverte! A découvrir absolument!

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