« Olivia » de Dorothy Bussy [Coup de coeur]

fillenavigua

Quatrième de couverture

Venue parachever son éducation en France, Olivia, une jeune Anglaise de seize ans à peine, va être subjuguée par la directrice de son école, la très belle Mlle Julie qui lui fait découvrir la poésie, le théâtre, la peinture… Rien de plus vrai, de plus frais que ce premier amour d’une adolescente entraînée sans défense dans une aventure qui la dépasse. Mais si elle sait très bien jouer avec les sentiments exaltés de sa jeune élève, Mlle Julie vit en même temps une autre passion. Avec pour seules armes sa candeur et sa pureté, Olivia va se retrouver au cœur d’un drame. «Lyrisme passionné, spontanéité qui jamais n’échappe au contrôle, goût parfait, tels sont les caractères distinctifs de l’art de l’auteur», a écrit Rosamond Lehmann, qui ajoutait : «C’est pourquoi Olivia est une des rares œuvres que je relirai avec la certitude de n’en avoir jamais épuisé le suc.»
Quand Olivia parut en Angleterre en 1949, simplement signé «par Olivia», ce fut un succès immédiat. On sait aujourd’hui que l’auteur se nommait Dorothy Bussy, qu’elle était la sœur de Lytton Strachey, et une grande amie de Virginia Woolf et d’André Gide qu’elle traduisait en anglais. Née en 1865 et décédée en 1960, elle n’a écrit que ce mince roman devenu un classique.
  • Mon opinion

image_coup_de_coeur_un_fr_gif

Dans ce court récit à l’ambiance faussement feutrée, la narratrice, Olivia, se remémore sa jeunesse et revient sur l’année qu’elle a passée en France, dans un pensionnat de jeunes filles. Un mince roman à tiroirs traitant de l’adolescence et des premiers émois amoureux et où s’égrènent les joies, les douleurs et toute la complexité de la passion amoureuse.

___Olivia grandit au sein d’une famille intellectuelle mais qui manque d’un certain sens de l’humain. Dans cette famille « victorienne » bien qu’agnostique et qui compte dix enfants, les marques d’affection et les témoignages d’amour ne sont pas légion. Son père est un homme de sciences tandis que sa mère, quoique très éprise de littérature, se révèle dépourvue de sens psychologique. Farouchement attachés à l’idéal de leur époque, ses parents ont « foi en la vertu du devoir, du travail, de l’abnégation ». Entourée d’objets sans beauté, Olivia est déjà fascinée par le raffinement de sa tante, artiste jusqu’au bout des doigts.

Après avoir connu à treize ans l’ambiance religieuse étouffante d’un pensionnat de jeunes filles d’excellente qualité, Olivia est envoyée en France afin de parfaire son éducation, au sein d’une institution dirigée par deux dames françaises. Là-bas, elle dispose d’une agréable petite chambre pour elle seule et goûte à une atmosphère de joyeuse liberté. La nature environnante, l’absence de discipline et les moeurs plus libres offrent un contraste saisissant avec l’ambiance intimidante et solennelle de son ancienne pension anglaise.

« La douceur et l’affabilité de Cara contrebalançaient les manières un peu brusques de son amie, et émoussaient la pointe de ses épigrammes […] Les deux directrices composaient alors un couple modèle et tendrement uni, où chacune, par ses dons personnels, ajoutait à leur commune séduction et composait les imperfections de l’autre. On les admirait, on les aimait ; elles étaient parfaitement heureuses. »

Passé l’émerveillement, Olivia réalise que sous une harmonie de façade, l’école est en réalité en proie à de vives tensions. Les élèves se répartissent en deux castes, au gré des affinités qu’elles nourrissent à l’égard de leurs professeurs.

« J’en ignorais la raison, mais il était évident que Frau Riesener et Signorina ne pouvaient se sentir. Elles dirigeaient, en quelque sorte, deux factions rivales : les Caristes et les Julistes. Cela ne faisait aucun doute : toutes les Julistes subissaient l’attraction de Signorina, et apprenaient l’italien ; toutes les Caristes gravitaient autour de Frau Riesener, et suivaient le cours d’allemand. »

Très vite, Olivia tombe sous le charme de Melle Julie, l’une des deux directrices de la pension. Insouciante et ingénue, l’adolescente est loin d’imaginer les conséquences désastreuses qui vont découler de cette relation ambiguë…

___Si le caractère délicieusement sulfureux de cette plongée dans l’intimité d’une pension de filles évoque immanquablement Claudine à l’école de Colette, publié plus de trente ans plus tôt, la tournure dramatique des évènements confère progressivement au récit des airs de tragédie. Insidieusement, Dorothy Bussy nous prend peu à peu dans les filets d’une intrigue oscillant dangereusement entre amour et tragédie, beauté et horreur. L’expérience bouleversante provoquée un soir par la lecture de Racine par Melle Julie sera de fait l’élément déclencheur d’une série d’évènements en chaîne à l’issue fatale.

« Dans quelle proportion faut-il imputer à Racine, ou à la proximité de ce voisinage, la flamme qui, ce soir-là, s’est allumée dans mon coeur ? Je me suis souvent posé la question. Si le choix de Melle Julie ne s’était pas justement porté sur Andromaque, ou bien si le hasard ne l’avait pas incitée à me faire asseoir aussi près, en aussi étroit contact avec elle, qui sait ? peut-être que cette substance inflammable, que je portais en moi sans en avoir le soupçon, serait demeurée à jamais hors d’atteinte de l’étincelle ? A vrai dire, j’en doute : tôt ou tard, infailliblement, ce feu-là devait prendre… »

Lecture d’un texte qui se révèlera malheureusement prémonitoire de la tragédie sur le point de se jouer entre les murs de la pension cette année-là. L’évocation d’Andromaque annonce déjà les prémices du drame en germination. Dans ce microcosme féminin vivant en vase clos, l’auteure éprouve la confrontation des sentiments jusqu’au point de rupture.

Dans une ambiance intimiste et sur le ton de la confidence, la narratrice nous livre ainsi sa version des évènements. Pièce après pièce, elle introduit les acteurs et reconstitue le fil des évènements. Théâtre d’un drame en devenir, l’institution révèle bientôt des personnalités plus troubles et complexes qu’il n’y paraît, un air plus vicié et plus pesant. L’atmosphère se charge peu à peu d’électricité. Des relations tortueuses apparaissent et des rivalités amoureuses se dessinent.

___Dans ce roman d’apprentissage, Dorothy Bussy décrit merveilleusement l’éveil de la sensualité et les premiers émois amoureux à cet âge charnière où la sensibilité est à fleur de peau. L’auteur a su saisir avec brio l’intensité de la passion amoureuse, la violence de l’amour qui consume l’individu et les réactions épidermiques engendrées par la surcharge émotionnelle qui le dévore. Véritable parangon d’innocence et de pureté, Olivia est un personnage fascinant, qui voit pour la première fois sa sensibilité s’éveiller à la beauté physique et ses sentiments s’exalter. A seize ans, l’adolescente se découvre un appétit de connaissance et de beauté nouveau et insoupçonné.

« […] je m’éveillai dans un monde nouveau : un monde où tout était d’une intensité poignante, chargé d’émotions bouleversantes, de mystères insoupçonnés : un monde, au centre duquel je n’étais moi-même qu’un coeur brûlant et palpitant. »

___Par l’entremise des liens qu’entretiennent les différents protagonistes, Dorothy Bussy dissèque toutes les variations de la relation amoureuse : celle chaste et non consommée, l’amour passionnel et absolu, celui tût et vécu en secret ou encore la passion désespérée et destructrice… L’amour est aussi exploré dans ses recoins les plus intimes et ses travestissements les plus sombres. L’auteure décrit ainsi tous les pendants et les dérives du sentiment amoureux : jalousie, rivalité, vengeance, soumission… si tous les personnages ont pour point commun de connaître le sentiment amoureux, chacun en fait une expérience personnelle et individuelle.

« J’enviais aussi la petite Signorina, mais pour d’autres motifs. Je devinais en elle une passion totale et absolue, dont je me savais incapable. Elle s’était tout entière et sans réserve consacrée à son idole : tout le reste avait été éliminé. Son adoration était si brûlante que la jalousie elle-même s’y était consumée : ni scrupules, ni devoirs, ni intérêts, ni affections n’existaient plus pour elle, si ce n’est en fonction de son amour. Aussi jouissait-elle d’une sérénité incomparable : aucun conflit jamais ne troublait sa paix intérieure. Elle était à l’abri de ces accès de désespoir ou de ressentiment qui me secouaient comme une houle, et me laissaient ensuite accablée par le mépris et la honte que je ressentais pour moi-même. Signorina ne désirait rien pour elle, rien d’autre que la permission de servir, de servir n’importe comment, de servir de toutes les façons possibles. »

Tour à tour lyrique et précieuse, l’écriture de Dorothy Bussy est d’un raffinement inouï. Avec des phrases soyeuses, elle évoque magistralement le déferlement d’émotions qui accompagne la passion naissante. On se délecte de chaque mot, de chaque formulation de ce texte d’une poésie infinie où l’éveil des sentiments amoureux et la violence des passions adolescentes nous sont décrits avec une justesse remarquable. Il y a dans cette opposition lancinante entre une forme de retenue pudique et le bouillonnement des sens et des sentiments, des réminiscences des romans de Forster. On retrouve d’ailleurs également en filigrane d’autres thèmes chers à l’écrivain anglais : l’homosexualité, l’évocation de l’Italie, les références à la nature, ou encore les réflexions sur la Beauté, la religion ainsi que sur le poids des valeurs traditionnelles qui conditionne notre construction.

Publié anonymement en 1949, il semble à peine croyable que ce véritable bijou littéraire (qui fut pourtant un succès immédiat en Angleterre lors de sa parution), ait ainsi sombré dans l’oubli. A la fois récit semi-autobiographique, roman d’apprentissage et véritable tragédie, Olivia est une oeuvre bouleversante et intense qui continue de nous hanter une fois la dernière page tournée. Un drame parfaitement ciselé et absolument magistral !

Je remercie infiniment les éditions Mercure de France de m’avoir permis de découvrir cette véritable pépite !

« Mrs Palfrey, Hôtel Claremont » de Elizabeth Taylor

Quatrième de couverture

Veuve, Mrs Palfrey s’installe dans un hôtel qui est en fait une résidence pour personnes âgées. Chaque pensionnaire, afin de distraire la monotonie des menus et des conversations, applique la stratégie du temps qui reste, et la drôlerie le dispute sans cesse à l’émotion. Un jour, Mrs Palfrey rencontre Ludo, un jeune écrivain qu’elle fait passer pour son petit-fils, et cette « aventure » qui bouleverse sa vie fera d’elle une « vieille dame indigne » délicieusement britannique.

Mon opinion

★★★★★

___« La vieillesse est un naufrage » écrivit Chateaubriand. On ne saurait trouver des mots qui traduisent d’une façon plus juste ce que l’on ressent à la lecture des premiers chapitres du roman de Elizabeth Taylor. Publié peu avant sa mort, « Mrs Palfrey Hôtel Claremont » explore en effet le thème de la vieillesse et du temps qui passe, posant un regard franc et sans concession sur cette période de la vie qui nous guette autant qu’elle nous effraie.

Photo extraite du film « Mrs. Palfrey at the Claremont » de Dan Ireland (2005)

___Début des années 70, Mrs. Palfrey, une veuve respectable, pose ses valises à l’hôtel à Claremont, une résidence pour personnes âgées. Entre les murs de cet hôtel figé dans le temps et le silence, les pensionnaires mènent une existence réglée comme du papier à musique. Les jours se succèdent, chacun identique au précédent, au rythme des activités répétitives et minutieusement planifiés. Pourtant, ne vous y trompez-pas. Car dans cette ambiance faussement feutré, la course aux apparences fait rage, et la poignée de retraités se livrent en catimini une compétition sans merci. Au sein de ce petit monde cloisonné (qui n’est pas sans rappeler l’univers hiérarchisé et parfois impitoyable de l’école), on s’observe et se jauge à longueur de journée. Ici, la popularité des individus se mesure au nombre de visites qu’ils reçoivent et tous les moyens sont bons pour sauver coûte que coûte les apparences. Tandis que Mrs Palfrey, délaissée par sa fille et son petit-fils, prend chaque jour davantage conscience de l’abîme de solitude dans lequel elle se trouve, le destin va mettre sur sa route un jeune écrivain, dénommé Ludovic Myers qui, après avoir abandonné le théâtre pour se lancer dans l’écriture, travaille activement à la rédaction de son premier roman. Suite à une chute, il vole héroïquement au secours de la vieille dame en détresse. Mais c’est sur la base d’une espèce d’échange de bons procédés que s’établit réellement la relation qui va définitivement lier leurs destins. Dans cet arrangement implicite, chacun voit en effet dans l’autre un moyen de servir ses propres intérêts : lui est à la recherche d’un sujet d’étude pour son roman, elle a besoin d’un fils de substitution lui permettant de sauver les apparences. Ensemble, ils mettent sur pieds une véritable mise en scène afin d’éviter à la vieille dame d’essuyer ce qui s’apparenterait pour elle à une humiliation publique. Faisant passer le jeune homme pour son petit-fils, Mrs Palfrey tente ainsi de dissimuler aux yeux du monde l’étendue de sa solitude, et s’enfonce peu à peu dans ses mensonges.

Photo extraite du film « Mrs. Palfrey at the Claremont » de Dan Ireland (2005)

Ce choc des générations entre une vieille femme drapée dans sa dignité et un jeune homme désargenté et insouciant, se mue pourtant peu à peu en la rencontre émouvante de deux solitudes. Subtilement et avec une grande habileté, Elizabeth Taylor démontre ainsi que la solitude ne revêt pas toujours le visage que l’on croit et se cache souvent là où on ne l’attend pas. « Il n’y avait jamais eu de femme de ce genre dans la vie de Ludo – pas de tante gâteau, ni de nurse réconfortante ou de grandes soeurs qui ‘adoraient. Rien que sa mère et lui, vivant dans un espace trop étroit et se querellant. Il ne connaissait personne témoignant de ce respect intimidé pour les écrivains. »

___Avec un sens aiguisé de l’observation et une remarquable finesse psychologique, la romancière britannique dissèque les sentiments et sonde l’âme de ses personnages, tout en posant un regard d’une implacable lucidité sur la nature humaine. A travers les destins croisés de ces antihéros, elle explore et met ainsi à l’épreuve la sincérité des sentiments qui guident nos actes, et nous démontre en définitive que les liens du sang ne sont pas toujours les plus forts. « On avait emmené Mrs Arbuthnot faire une petite promenade en voiture et à présent, en cette fin de journée, elle était assise dans le salon, pâle et angoissée. Ses soeurs avaient réussi, non sans mal, à la déplacer un peu et quelque chose avait été accompli. Elle avait pris l’air, avait changé d’horizon et, pour elles deux, elle était censée aller mieux. Ses soeurs, en tout cas, allaient incontestablement mieux. Elles étaient, pour l’heure, agréablement occupées à boire un verre, les joues embrasées de soulagement, toutes à la satisfaction du devoir accompli. » p.66

La romancière Elizabeth Taylor

_ Elizabeth Taylor décrit également avec brio notre besoin de repères, notre attachement viscéral aux petits gestes qui régissent notre quotidien, le réconfort des habitudes, ces rituels qui nous rassurent… et nous rappelle que ce sont finalement le temps et les épreuves qui forgent nos vies et nos caractères. Comme pour mieux illustrer le changement d’état d’esprit qui s’opère chez ses personnages, la romancière rattache ainsi leur prise de conscience et leur lente évolution au mouvement des saisons. Et tandis que la grisaille hivernale cède peu à peu la place à l’air revigorant d’un printemps symbole de renouveau, elle nous rappelle que la vie n’est finalement qu’un éternel recommencement. Forte de toutes ces rencontres et d’une nouvelle vie à laquelle elle prend finalement goût, le Clarement et ses résidents s’imposent progressivement comme un nouveau foyer pour Mrs Palfrey. Bientôt, une nouvelle pensionnaire débarque à l’hôtel, renvoyant la vieille dame au souvenir de sa propre arrivée quelques mois auparavant. Et l’histoire peut ainsi se répéter…

___Dans ce roman qui joue sans cesse avec nos émotions, Elizabeth Taylor ne nous épargne aucun détail des affres de la vieillesse. Sans prendre de gants, elle évoque la lente décrépitude du corps et de l’esprit, la progressive perte d’autonomie et le spectre de la dépendance qui menace. Poussant le lecteur jusque dans ses derniers retranchements, elle le confronte, à travers le prisme de ses personnages, à ses angoisses les plus intimes et les plus refoulées. Une des principales forces de ce récit repose ainsi sur ce don rare et précieux qu’a Elizabeth Taylor de trouver à chaque instant les mots justes pour capter une émotion, un sentiment, un silence afin de lui donner une résonance particulière et une portée universelle.

« Une tâche épuisante, vieillir. C’est comme être un bébé, mais à l’envers. Dans la vie d’un nourrisson, chaque jour représente une nouvelle petite acquisition ; et pour les vieux, chaque jour représente une nouvelle petite perte. On oublie les noms, les dates ne signifient plus rien, les événements se confondent, les visages s’estompent. La petite enfance et la vieillesse sont des périodes harassantes. » p.226

___Si notre coeur se serre à de nombreuses reprises, ce n’est pourtant jamais sous l’impulsion de la pitié. D’un réalisme parfois cruel et dérangeant, ce portrait sans fard de la vieillesse ne sombre en effet jamais dans un pathétisme déplacé ou le misérabilisme. Car ce qui fait toute la singularité de cette oeuvre, c’est justement la capacité de son auteure à surmonter le caractère par essence tragique et immuable du temps qui passe afin d’en adoucir l’âpreté. Elizabeth Taylor est ainsi parvenue à extraire de cette description peu réjouissante de véritables moments de grâce, nourrissant son récit de ces petits bonheurs qui égaient le quotidien et de ces rencontres magiques qui donnent à l’existence tout son sel.

___De cette course désespérée contre le temps, le lecteur en connaît dès le départ l’inévitable issue. Si la conclusion se révèle donc sans surprise, la romancière parvient néanmoins à en adoucir la saveur. A partir de l’histoire, a priori convenue, d’une femme qui, se trouvant au crépuscule de sa vie, tente de trouver un sens ultime à son existence, Elizabeth Taylor en a ainsi tiré une fable à la portée universelle et une oeuvre magistrale, véhiculant un formidable message d’espoir.

Subtil mélange de réalisme, d’humour grinçant et de tendresse, Elizabeth Taylor signe avec « Mrs Palfrey, hôtel Claremont », un roman époustouflant qui nous fait passer du rire aux larmes en un instant et réveille les peurs et les angoisses tapies au fond de chacun de nous.

De cette description peu réjouissante du temps qui passe et nous use, Elizabeth Taylor parvient néanmoins à extraire de véritables moments de grâce, nourrissant son récit de ces petits bonheurs qui égaient le quotidien et de ces rencontres magiques qui donnent à l’existence tout son sel. Au fil des pages, on s’entiche de cette petite clique de retraités dont on suit les tribulations quotidiennes avec une infinie tendresse tout en étant subjugué par le réalisme parfois cruel de ce portrait de la vieillesse et du temps qui passe.

Porté par une narration à hauteur humaine, il y a, au coeur du roman d’Elizabeth Taylor, des thématiques universelles qui trouvent un écho en chacun d’entre nous: l’inexorable et angoissante fuite du temps, la peur de la vieillesse et de la solitude, les rencontres décisives qui changent nos vies, notre besoin viscéral d’être aimé et de donner un sens à notre existence… De cette fatalité que nous inspire la vieillesse, Elizabeth Taylor a su ainsi tirer une fable à la portée universelle et une oeuvre véhiculant un formidable message d’espoir.

« Mrs Palfrey, Hôtel Claremont », qui signe ma première rencontre avec la romancière Elizabeth Taylor, est donc une véritable révélation pour moi! Un de ces romans qui vous marquent et qui vous changent, vous faisant voir le monde avec un oeil nouveau. Après une première lecture aussi concluante, il va sans dire que je suis impatiente de renouer avec la plume de cette auteure! Angel sera ainsi une de mes toutes prochaines lectures. Un roman que je voulais déjà lire depuis plusieurs années et que je me réjouis donc de bientôt découvrir, tout comme son adaptation cinématographique !

Je remercie une fois encore chaleureusement les éditions Rivages pour cette magnifique révélation! 🙂

« Avec vue sur l’Arno » de E. M. Forster (1908) / « Chambre avec vue » (1985)

Résumé

Lucy Honeychurch n’aurait jamais pu partir à la découverte de l’Italie comme toute jeune Anglaise de bonne famille sans la surveillance d’un chaperon zélé, sa cousine Charlotte. A leur arrivée à Florence, les deux voyageuses constatent avec dépit que la chambre qui leur a été réservée n’a pas de vue sur l’Arno. En violation de toutes les convenances, deux inconnus, M. Emerson et son fils George, leur proposent de leur échanger la leur qui, elle, donne sur le fleuve. L’attitude cavalière de George envers Lucy et le peu de résistance qu’elle lui oppose poussent Charlotte à décider d’abréger leur séjour. Mais le hasard va à nouveau réunir les Emerson et les Honeychurch, en Angleterre cette fois…

Un roman délicieux sur l’éveil des sentiments et le poids des conventions sociales par un des maîtres de la littérature anglaise.

Mon opinion

★★★★★

___Cela faisait plusieurs mois déjà que je voulais découvrir Edward Morgan Forster, ce romancier britannique, auteur de plusieurs romans à succès (dont trois ont été l’objet d’adaptation cinématographique par James Ivory) et dont on ne cesse de chanter les louanges ! Avec ma lecture de « Avec vue sur l’Arno », c’est désormais chose faite et il va sans dire qu’après un premier essai aussi concluant, je suis bien déterminée à très vite renouer avec la plume de l’auteur !

___Lucy Honeychurch, jeune fille issue de la bonne société anglaise, visite l’Italie dûment chaperonnée par sa cousine, une vieille fille prénommée Charlotte. Le temps de leur séjour à Florence, les deux anglaises logent dans une pension. Leur enthousiasme est cependant rapidement terni lorsque les visiteuses constatent que, contrairement à ce qui leur avait été pourtant promis, leurs chambres ne bénéficient pas d’une vue sur l’Arno. Ne cachant pas leur grande déception, Lucy et Charlotte se voient rapidement offrir par deux gentlemen, Mr Emerson et son fils, d’échanger leurs chambres afin de pouvoir jouir du panorama sur le fleuve. Offusquée par les implications que suggère une telle proposition, Charlotte, très investie dans son rôle de chaperon, s’empresse de décliner l’offre des deux inconnus. Un peu plus tard cependant et au terme de longues tergiversations, les deux cousines finissent, sur les conseils de Mr Beebe (clergyman de leur connaissance), par accepter la proposition des Emerson et l’on peut ainsi enfin procéder à l’échange des chambres.

Le séjour de Lucy en Italie sera par la suite marqué par de multiples rencontres avec la famille Emerson, jusqu’à ce baiser passionné avec George, au milieu d’un tapis de violettes et sous les yeux stupéfaits de Charlotte qui s’empressera de rompre le charme de cet instant, bien déterminée à maintenir sa jeune cousine dans le droit chemin.

___De retour en Angleterre auprès de sa mère et de son frère, Lucy, après avoir décliné par deux fois ses avances en Italie, accepte finalement d’épouser Cecil Vyse choisissant ainsi d’écouter la voix de la raison au détriment de celle du coeur. Mais c’était sans compter sur le retour inattendu de George, dont la présence va ranimer la flamme des sentiments de la jeune fille, venant ainsi, une fois encore, troubler toutes ses certitudes.

*_____*_____*

___Difficile de rédiger une chronique à la hauteur de ce roman relativement court mais aux thématiques foisonnantes ! Paru en 1908, « Avec vue sur l’Arno » met en scène une jeune fille éduquée selon les principes rigides de la société anglaise au tournant du siècle, et qui devra choisir entre le respect des convenances et ses propres aspirations.

___Pur produit de la société britannique du début du XXième siècle, Miss Honeychurch est une jeune fille influençable aux opinions formatées et à qui l’on a appris à réprimer ses sentiments. Mais en dépit de sa jeunesse et de sa naïveté, Lucy témoigne d’une sensibilité et d’une bonté lui permettant de voir au-delà des barrières sociales inhérentes à son milieu et à son époque. Son séjour en Italie et sa rencontre avec la famille Emerson constitueront en ce sens l’élément déclencheur d’une réelle prise de conscience pour elle. Si l’adolescente n’a pas encore suffisamment d’assurance pour s’affirmer et remettre ouvertement en doute les principes régissant le milieu dans lequel elle gravite, de par sa curiosité naturelle, elle aspire cependant à découvrir de nouveaux horizons et d’autres cultures. Dès lors, comment ne pas comprendre la déception qu’elle éprouve à se retrouver dans une pension dont le décorum semble avoir été calquée sur celle des intérieurs anglais, et où les conventions sociales en vigueur dans son pays sont soigneusement préservées ? L’obsession de Lucy à se voir attribuer cette chambre avec vue qu’on lui avait promise ne tient pas tant du caprice d’une adolescente trop gâtée que de son besoin viscéral de s’ouvrir enfin au monde qui l’entoure. Une force de caractère et un potentiel encore latent que Mr Beebe ne tarde pas à déceler, fondant ainsi rapidement de vifs espoirs  en la jeune fille: « – Je pense simplement à ma théorie favorite sur Miss Honeychurch. Est-il logique qu’elle joue si merveilleusement du piano et mène une petite vie si calme ? Je soupçonne qu’un jour viendra où elle vivra comme elle joue, merveilleusement. Les cloisons étanches s’effondreront en elle, musique et vie se mêleront. Elle se révélera alors héroïquement bonne, héroïquement mauvaise peut-être – peut-être encore trop héroïque pour être dite mauvaise ou bonne. »

___Loin d’ériger Lucy en féministe exaltée, Forster préfère en faire une héroïne plus nuancée en proie à une rébellion intérieure silencieuse, tiraillée entre le poids des conventions et ses propres désirs. Des sentiments contradictoires qui vont s’exacerber au contact de George, le fils de Mr Emerson. Issus de la classe moyenne, nourrissant des idées socialistes et non-croyants par-dessus le marché, les Emerson font figure de marginaux dont le comportement suscite mépris et désapprobation de la part des autres pensionnaires. Soucieux de jouir de chaque instant et prenant la vie à bras le corps, George est un électron libre qui exerce sur Lucy une attirance et un déferlement d’émotions que la jeune fille peine à s’expliquer; tout comme Mr Beebe qui ne voit dans le trouble émotionnel de Miss Honeychurch que l’expression d’un « Trop de Beethoven ». Hélas, il faudra bien plus que le climat italien et l’échange d’un baiser passionné avec George pour que l’adolescente ne parvienne à se délester du poids de sa condition. De retour en Angleterre, Lucy accepte finalement d’épouser Cecil. Aussi austère qu’arrogant et ennuyeux, le jeune homme incarne indubitablement un parti plus convenable selon les critères de l’époque.

___Le chemin vers l’émancipation s’annonce donc long et semé d’embûches pour la jeune femme. A l’instar de Mr Beebe, le lecteur assiste pourtant progressivement à la lente prise de conscience de Miss Honeychurch et à sa révolte silencieuse pour tenter d’échapper au diktat d’une société corsetée dans ses principes. Car frappée de plein fouet par la force de ses sentiments, Lucy comprend peu à peu que pour s’épanouir et conquérir sa liberté, elle devra se battre contre une société anglaise sclérosée dans ses principes et ancrée dans des traditions poussiéreuses.

___Au-delà du simple récit initiatique relatant le passage de l’adolescence à l’âge adulte, Forster, en fin observateur de la nature humaine, nous livre ainsi une critique mordante  de la société britannique du début du XXième siècle. A l’image de ces touristes anglais qu’il croque avec beaucoup d’ironie (soucieux de rester groupés entre-eux en toute circonstance et agrippés à leur guide Baedeker pour ne pas s’écarter du droit chemin), le romancier saisit toutes les occasions pour railler une société déclinante et verrouillée, déterminée à étouffer les passions.

___Finalement le seul élément que je déplore avec « Avec vue sur l’Arno », est la qualité plus que discutable de la traduction française. Je sais que Georges avait déjà mentionné ce problème dans sa chronique consacrée à l’oeuvre. Ponctuation parfois fantaisiste, formulations incompréhensibles et tournures de phrase maladroites ne peuvent se justifier sur le simple argument d’une traduction datée, (surtout après avoir eu l’occasion de comparer certains extraits à la version originale qui apparaît beaucoup plus limpide !). Je trouve ainsi regrettable que les éditions Robert Laffont n’aient pas pris l’initiative de revoir la traduction à l’occasion de cette réédition. En attendant de pouvoir bénéficier d’une meilleure version, je vous encourage donc, si vous le pouvez, à vous rabattre sur la version originale du roman pour pouvoir apprécier au mieux la plume de Forster !

Véritable roman d’apprentissage sur fond de satire sociale, « Avec vue sur l’Arno » explore la prise de conscience d’une jeune fille issue de la bonne société anglaise au tournant du siècle, ainsi que son combat intérieur pour briser ses chaînes et enfin s’affirmer.

A une Italie, pays de la Renaissance et de l’exaltation des sentiments, Forster oppose ainsi une Angleterre poussiéreuse, engluée dans les convenances et les préjugés. Dans cette société aux opinions formatées et soucieuse de maintenir chacun dans le droit chemin, la jeune Lucy, frappée de plein fouet par la force de ses sentiments, ne tarde pas à sentir étouffée par le poids des conventions et des barrières sociales. Avec un style incisif et volontiers railleur, Forster saisit ainsi toutes les occasions pour égratigner le puritanisme britannique et croque tous ses personnages avec beaucoup d’ironie, tout en décortiquant les rapports humains comme personne.

En dépit d’une piètre traduction qui rend parfois le texte abstrus et la lecture laborieuse, « Avec vue sur l’Arno » n’en demeure pas moins un roman aussi riche que captivant, à découvrir absolument !

Le film

★★★★☆

___Après avoir lu le roman de E. M. Forster, je me suis donc penchée sans tarder sur l’adaptation cinématographique réalisée par James Ivory. Unanimement encensé, il semble que ce soit le plus souvent le visionnage de ce film, datant de 1985, qui pousse ses admirateurs à découvrir le roman. Et les avis que j’ai pu récolter sur la toile paraissent tous aller dans le même sens : ceux qui ont découvert « Avec vue sur l’Arno » par le biais de son adaptation, ont en grande majorité préféré le film à l’oeuvre originale.

___ Au regard de cette pluie d’éloges, mes attentes étaient donc considérables et si elles ont été en grande partie satisfaites, je dois reconnaître que pour ma part j’ai préféré le livre à son adaptation.

___Restant fidèle à la construction du roman, James Ivory a su parfaitement capter l’essence du livre de E. M. Forster et la restituer à l’écran, nous livrant au passage des séquences de toute beauté ainsi que de véritables scènes d’anthologie, parmi lesquelles celle d’un baiser passionné, au coeur de la campagne toscane.

___Portée par une mise en scène soignée et des acteurs remarquables de justesse dans leur interprétation, « Avec vue sur l’Arno » est une vraie réussite tant du point de vue esthétique que sur le fond. Dans ce récit d’une transition entre adolescence et âge adulte, le spectateur assiste à la lente métamorphose de Lucy, sous l’élan de la passion amoureuse, en une jeune femme accomplie.

___Helena Bonham Carter campe une héroïne particulièrement touchante, entre soumission docile à ses ainés, bouillonnement intérieur et sensualité retenue. Face à cette interprétation d’une remarquable justesse, le combat interne que livre la jeune fille, tiraillée entre l’emprise de son milieu et son désir d’émancipation devient palpable pour le spectateur. Un contraste renforcé par l’immensité des décors naturels et ouverts qui vient s’opposer aux somptueux et étouffants intérieurs bourgeois.

___Concernant le reste du casting, Julian Sands confère à son personnage une belle présence, incarnant un George Emerson aussi passionné qu’énigmatique : tantôt exalté et enflammé en pleine nature, il apparaît plus renfermé et taciturne en société. Daniel Day Lewis qui se révèle ici cabotin à souhait, n’en incarne pas moins un Cecil hilarant par sa pédanterie, sa posture guindée à l’excès et son attitude pince-sans-rire. Quant à Maggie Smith, elle se révèle un chaperon intrusif et irritant à souhait, bien déterminée à mettre fin à une relation qu’elle désapprouve. A noter aussi, la présence de Judi Dench dans le rôle d’une Miss Lavish, au jeu juste mais un peu terne à mon goût. Ayant en tête l’image d’un personnage plus « habité » et flamboyant, son interprétation ne m’a pas semblé exceptionnelle.

___Mais en dépit de toutes ces qualités et aussi fidèle soit-elle à l’oeuvre d’origine, cette adaptation cinématographique ne peut évidemment pas restituer toutes les subtilités et les marques d’ironie dont le roman pullule ! Si on sent bien, à de multiples reprises, que le réalisateur a tenté d’user de subterfuges pour retranscrire certaines idées impossibles à faire passer autrement à l’écran, le procédé atteint rapidement ses limites.

___Je ne saurais donc que trop vous conseiller de vous pencher en premier lieu sur le roman de E. M. Forster avant d’envisager de regarder le film, de façon à pouvoir apprécier toutes les subtilités de ce dernier et saisir pleinement les nombreuses références plus largement développées dans le texte d’origine.

___Quoi qu’il en soit, ce minuscule regret ne remet évidemment pas en cause l’indéniable qualité de cette adaptation, aussi fidèle qu’esthétique, que j’ai pris énormément de plaisir à voir et que je vous invite vivement à découvrir si ce n’est déjà fait!

« Cette sacrée vertu » de Winifred Watson (1938) / « Miss Pettigrew lives for a day » (2008)

Résumé

A 9h15, Miss Guenièvre Pettigrew, vieille fille aussi vertueuse que résolument opposée à toute coquetterie, apprenait qu’une certaine Miss Lafosse cherchait une bonne d’enfants… A 9h45, elle sonnait chez Miss Lafosse et trouvait au lieu des enfants attendus, une ravissante jeune femme en déshabillé vaporeux et un monsieur à demi endormi ! A 10h15, elle se voit embarquée dans un imbroglio sentimental inextricable. A 15h13, elle console, avec un art et un doigté qui l’étonnent elle-même, une jeune fille en pleurs qui vient de se disputer avec son fiancé. A 17h02… Mais chut ! Révéler ce qui attend Miss Pettigrew avant la fin de cette journée mémorable, c’est risquer de troubler le plaisir du lecteur qui, de surprise en surprise, sera entraîné dans un tourbillon d’éclats de rire jusqu’à la trouvaille finale.

Mon opinion

★★★★★

___Une fois n’est pas coutume, si je me fais généralement un principe de ne regarder un film qu’après avoir lu le livre dont il est tiré, dans le cas présent, c’est bien le visionnage de « Miss Pettigrew » qui m’aura finalement décidée à me plonger dans le roman à l’origine de l’adaptation !

___Car si « Cette sacrée vertu » figurait déjà bien dans ma wish-list depuis plusieurs mois, le titre ne comptait cependant pas dans mes achats prioritaires. C’était sans compter sur mon récent coup de foudre pour « Miss Pettigrew », un film tout en fraîcheur et porté par une Amy Adams divinement irrésistible ! Littéralement tombée sous le charme de cette comédie aux accents burlesques, je me suis donc procurée dès que j’ai pu le roman original que je me suis empressée de lire dans la foulée !

___Guenièvre Pettigrew, fille de clergyman âgée d’une quarantaine d’années, a toujours mené une véritable vie d’ascète. Aujourd’hui sans le sou et sans famille, cette existence vertueuse menée selon des principes rigides ne lui a permis ni de goûter au bonheur ni d’échapper à la misère. En quête désespérée d’une nouvelle place, Miss Pettigrew se trouve dans une situation aussi délicate qu’inconfortable. Mais alors que la gouvernante voit déjà l’ombre de l’hospice se profiler à l’horizon, la chance semble enfin lui sourire. La directrice du bureau de placement a en effet une offre d’emploi en tant que gouvernante pour elle. Aussitôt, Miss Pettigrew se rend donc chez l’intéressée, une certaine Miss Délysia Lafosse, comédienne « actuellement en disponibilité » et accessoirement chanteuse dans un nightclub dénommé le Paon écarlate. Sans même avoir eu le temps d’expliquer la raison de sa présence ni réalisé ce qui lui arrivait, la gouvernante se voit embarquer par la jeune femme dans une véritable mise en scène visant à se débarrasser d’un dénommé Phil (l’amant n°1), avant que Nick (l’amant n°2), ne débarque d’une minute à l’autre. Au terme d’une mise en scène astucieusement orchestrée, le drame est finalement évité et Miss Lafosse ne lésine pas sur les compliments pour remercier celle qui vient de lui sauver la vie ! Dès lors, les situations imprévues et les scènes ubuesques ne vont cesser de s’enchaîner pour la gouvernante. Après avoir assisté au défilé des nombreux amants de sa nouvelle employeuse, c’est ainsi au tour d’Edith Dubarry, une amie de Miss Lafosse, de faire une entrée remarquée. Sous ses airs de femme superficielle, Miss Pettigrew découvre très vite qu’il se cache une entrepreneuse dotée d’un sens des affaires redoutables. A la tête d’un institut de beauté (après avoir mis le grappin sur le patron !), Miss Dubarry ne tarde pas à offrir ses services à la gouvernante en lui proposant une véritable remise en beauté. Toute aussi fantasque et pétillante que Délysia en apparence, Miss Dubarry n’en est pas moins en train de vivre un véritable drame personnel : Tony vient de la quitter, persuadé (à tort, Edith est formelle !) qu’elle l’a trompé. Forte de son récent succès et désormais investie du statut de « bonne fée » par Miss Lafosse, Miss Pettigrew se retrouve ainsi malgré elle prise dans le tourbillon des péripéties sentimentales de Délysia et de son amie. Débute pour la gouvernante, vingt-quatre heures de folie qui vont balayer toutes ses certitudes et bouleverser sa vie à jamais.

*____*____*

___Difficile d’imaginer deux personnages plus antithétiques que la terne Guenièvre Pettigrew et l’excentrique Délysia Lafosse. Un coup du destin va pourtant réunir les deux femmes le temps d’une folle journée et ainsi bouleverser leurs vies à jamais. Après une scène de rencontre mémorable aux accents d’anthologie, les révélations scandaleuses concernant son (encore hypothétique) nouvelle employeuse se succèdent pour Pettigrew qui voit ses principes moraux mis à rude épreuve par la vie débridée et insouciante de Miss Lafosse. Mais contre toute attente et poussées par le déroulé des évènements, les deux femmes vont rapidement nouer une belle complicité et développer une sincère affection l’une pour l’autre, devenant ainsi de véritables amies.

___Aussi décalée qu’insouciante, Délysia, qui semble avoir le chic pour se mettre dans des situations inextricables, ne tarde en effet pas à voir dans Miss Pettigrew sa bonne fée, infaillible dès lors qu’il s’agit de vous tirer d’un mauvais pas. Il faut dire que forte de ses expériences passées, la gouvernante ne manque pas de ressources quand il s’agit de désamorcer les situations les plus périlleuses. Quant à Miss Pettigrew, si elle se fait d’abord un devoir moral de porter secours à Miss Lafosse en la sauvant de sa vie dissolue et insouciante, elle se laisse pourtant rapidement charmée par l’existence trépidante de la jeune femme.

« Un coup de sonnette chez Miss Lafosse, était le prélude d’une aventure. Ce n’était pas un appartement ordinaire, où le timbre de la sonnette annonçait le boucher, le laitier ou le boulanger. La sonnette de Miss Lafosse signifiait un évènement, un drame, une nouvelle crise à affronter. Ah, si le bon Dieu daigner accomplir un miracle pour la faire rester là, pour qu’elle pût voir pendant un seul jour comment la vie pouvait être vécue ! Alors, pour le restant de ses jours, et surtout aux heures de détresse, elle revivrait en pensée l’unique jour de joie qu’il lui avait été donné de vivre. » p58

La nature imprévisible des évènements et le côté romanesque des situations éveillent bientôt chez elle une certaine sensation d’allégresse. Grisée par la confiance que lui porte Délysia et la considération que lui témoignent ses amis, Miss Pettigrew gagne peu à peu en assurance et en audace. Au contact de Miss Lafosse et de ses proches, l’honnête et droite gouvernante sent ainsi toutes ses années de sagesse et de vertu peu à peu s’envoler. Ses principes rigides cèdent, balayés par l’ivresse du moment présent et la soif d’aventure.

« Elle s’efforça pourtant d’imposer silence à la voix intérieure. Elle avait tellement envie de sortir avec Miss Lafosse, ce soir-là ; de voir une boîte de nuit, de participer aux divertissements du monde où l’on s’amuse ! Honnête et droite, elle sentait bien qu’elle avait renoncé à tous les principes moraux qui la guidaient jusque-là. En quelques heures, au premier assaut de la tentation, elle avait cédé. Tant d’années de sagesse et vertu, envolées au premier souffle ! » p134

« Brusquement, elle se tut. Elle n’avait pas encore cinquante ans, mais un jour elle les aurait ; sans foyer, sans amis, sans mari, sans enfants… Elle avait mené une existence d’ascète, une vie honorable, sans aventures, et qui ne laisserait guère de souvenirs. Le jour où Miss Lafosse aurait cinquante ans, si elle n’avait ni foyer, ni famille, que ferait-elle ? Du moins aurait-elle des souvenirs, et quels souvenirs ! » p157

___Avec Miss Lafosse, Miss Pettigrew goûte à un genre nouveau d’existence. Loin du sentier de la vertu qu’elle s’était jusque-là efforcée de suivre, la gouvernante découvre une nouvelle façon d’appréhender la vie. D’abord déroutée par l’accueil chaleureux qui lui est réservé et surprise de se voir si rapidement adoptée par le cercle d’amis de Délysia, Miss Pettigrew ne tarde pourtant pas à prendre goût à cette vie peu conventionnelle. Au contact du cercle d’amis de Miss Lafosse, ses préjugés tombent et ses certitudes s’érodent. Et l’idée de devoir bientôt quitter cette société bouillonnante et insouciante devient pour elle un véritable déchirement.

« Jamais personne ne lui avait parlé comme ces gens-là, qui ouvraient leur coeur au premier mot et qui, surtout, la regardaient, non comme une étrangère dont on se méfie, mais comme un membre du clan. Ils l’adoptaient, quoi. Ils l’adoptaient d’emblée. C’étaient des gens qui ne s’intéressaient ni à votre rang social, ni à votre famille, ni à l’importance de votre compte en banque. Ils vous voyaient : « Bonjour, comment allez-vous ? » Et ça venait du fond du coeur. On communiquait avec ces gens-là, on ne se sentait pas seul. Miss Pettigrew ne se sentait plus seule et, en même temps, elle s’apercevait qu’elle l’avait été, jusque-là, à un point qu’elle n’imaginait même pas.

Pendant des années, elle avait vécu chez des étrangers qui la toléraient tout au plus. Quelques heures seulement après être arrivée chez Miss Lafosse, elle s’y sentait comme chez elle. On l’acceptait, on lui parlait, on lui faisait des confidences. Cela lui réchauffait le coeur. » p.74-75

« Elle éprouva de la tristesse à penser que tous ces gens si dynamiques, avec leurs drames et leurs aventures, ne feraient que passer dans sa vie » p.90

___Sous la plume de Winifred Watson, la gouvernante quadragénaire à l’existence terne devient une véritable Cendrillon des temps modernes. Une intention pleinement assumée par l’auteure qui multiplie les références aux contes de fées à travers un champ lexical foisonnant. Dès lors, il importe peu au lecteur de voir évoluer des personnages excentriques au décours de situations totalement rocambolesques. Les évènements s’enchaînent à un rythme endiablé, portés par des dialogues savoureux et une galerie de personnages truculents et hauts en couleurs.

___Maniant l’ironie et le burlesque à la perfection, Winifred Watson nous livre un récit sans temps mort qui enchaîne les situations cocasses et les échanges verbaux pleins d’esprit. Décalé juste ce qu’il faut sans toutefois jamais sombrer dans l’absurde le plus abject ou le non-sens, « Cette sacrée vertu » séduira les amoureux de la littérature anglaise et de l’humour délicieusement british ! Une bouffée d’air frais et un concentré de bonne humeur à consommer sans modération !

Le film

__Réalisé en 2008 par Bharat Nalluri, « Miss Pettigrew lives for a day » est un véritable hommage à l’âge d’or des comédies américaines, s’inscrivant dans la lignée des « screwball comedy » des années 30.

___Si le roman et le film présentent bien quelques différences, les modifications apportées à l’intrigue originale ne dénaturent en rien l’oeuvre de Winifred Watson dont on retrouve ici tous les ingrédients.

___Alors que le roman de Winifred Watson, publié en 1938, s’affranchit de toute dimension historique, le film déploie quant à lui son intrigue à la veille de la Deuxième Guerre Mondiale dont il fait ici un élément de premier plan, appuyant ainsi la confrontation entre une jeune génération insouciante et libertaire et leurs aînés encore marqués par la Grande Guerre. Cette mise en parallèle des deux générations au regard de la menace d’une guerre imminente constitue un contre-pied intéressant et parfaitement maitrisé au registre essentiellement comique du film, lui ajoutant de fait une dimension plus dramatique et une intensité appréciable. Quant à la reconstitution des décors et des costumes du Londres des années 30, c’est une véritable réussite de bout en bout (et un vrai régal pour les yeux !).

___Parmi les autres changements notables opérés lors du passage à l’écran, le personnage d’Edith Dubarry qui, outre son côté snob (déjà présent dans le roman) apparaît dans le film sous les traits d’une femme calculatrice et sans scrupules n’hésitant pas à recourir au chantage. Dans « Miss Pettigrew », les déboires amoureux de la jeune femme vont d’ailleurs avoir de réelles répercussions sur la vie de la gouvernante et donner naissance à un triangle amoureux néanmoins parfaitement maîtrisé. Peut-être est-ce parce que j’ai vu le film avant de lire le roman ou simplement la conséquence logique de la performance remarquable de Shirley Henderson (absolument magistrale dans le rôle de la peste experte dans l’art de la duplicité), toujours est-il que si cette transfiguration du personnage de Miss Dubarry pourra en déranger certains, j’ai pour ma part trouvé ce virage aussi bien pensé que réussi. A côté de la posture ingénue, volontiers positive et toujours enjouée de la blonde Miss Lafosse, la brune et calculatrice Miss Dubarry offre en effet un contraste incroyablement jubilatoire tout en ouvrant à l’intrigue de nouvelles perspectives particulièrement intéressantes.

___Malgré plusieurs modifications au regard de l’oeuvre originale, « Miss Pettigrew » conserve en tout point l’esprit décalé et le rythme effréné du roman de Winifred Watson. Aucune fausse note dans le choix du casting : Amy Adams est absolument irrésistible dans le rôle de l’ingénue volage et opportuniste et Frances McDormand campe une Miss Pettigrew plutôt convaincante quoique plus réservée et davantage moralisatrice que son homologue littéraire.

___L’énergie palpable des acteurs et leur jeu subtilement dosé aboutit à un équilibre parfait entre fantaisie et émotion, insufflant au film toute sa dynamique. Les répliques fusent avec naturel dans ce film à la fois désuet et rafraîchissant.

___Servi par une mise en scène aussi soignée que très théâtrale, « Miss Pettigrew » est une comédie pétillante et pleine de caractère parfaite en cas de petite déprime !

Vous l’aurez compris, si vous aimez la littérature anglaise et l’humour british, je ne peux que chaudement vous recommander de vous pencher sur le roman de Winifred Watson et/ou son adaptation cinématographique!  Seul bémol, le DVD du film n’est disponible qu’en VO (le film est bien sorti en salles en France mais il n’y a pas eu de version française en DVD)… Mais ce serait vraiment un sacrilège de passer à côté de ces deux véritables bijoux d’humour ! 😉

« La séquestrée » de Charlotte Perkins

 

 

 

 

 

 

Résumé

« Il y a un détail frappant concernant ce papier peint que je suis seule, semble-t-il, à discerner : il change avec la lumière. Quand le soleil se lève et transperce les vitres (je guette toujours le premier rayon qui pénètre, long et droit) le papier change avec une telle rapidité que j’en suis ahurie. C’est pourquoi je ne cesse de le guetter. Dans l’état lunaire – quand elle est haute, la lune éclaire la pièce entière toute la nuit -, le papier devient méconnaissable. La nuit, peu importe l’éclairage, à la lumière du crépuscule, des bougies, de la lampe, et surtout de la lune, on croit voir surgir des barreaux. »

Petit à petit, la narratrice donne une explication à ces étranges métamorphoses : une femme se cache derrière le papier peint. Le jour, elle s’évade… Tombée en dépression, une jeune mère est emmenée un été dans une demeure ancestrale pour une cure de repos. Son médecin de mari en a décidé ainsi. Censée reprendre goût à son quotidien réglé de femme au foyer après ce qui ressemble à une séquestration pure et simple, elle ne réagit toutefois pas comme son époux s’y attendait.

Mon opinion

★★

___Ecrit en 1890, ce court récit, en grande partie autobiographique, condense de nombreuses thématiques représentatives de la société et des moeurs de l’époque victorienne.

___Rédigé sous la forme d’un journal intime, « La séquestrée » met en scène une jeune femme qui, souffrant d’une dépression post-partum se voit imposer une cure de repos par son médecin de mari. L’héroïne se retrouve ainsi confinée dans une chambre exiguë, privée de toute stimulation intellectuelle, n’ayant d’autre « distraction » que d’observer à longueur de journée le papier peint hideux qui orne la pièce.

___Commence alors pour la narratrice une longue descente aux Enfers qui va peu à peu l’entraîner aux portes de la folie. Car à mesure que les jours passent, le papier peint semble s’animer et bientôt, l’héroïne croit distinguer les traits d’une jeune femme tentant de s’échapper du motif la retenant prisonnière…

___Si à la première lecture, « La séquestrée » semble se situer à la lisière entre roman gothique et récit fantastique, explorant le basculement d’une femme dans la folie, la brillante et pertinente postface de Diane de Margerie permet d’offrir au lecteur un éclairage nouveau au texte.

___Replaçant l’oeuvre dans son contexte et reprenant des éléments biographiques de l’auteure, Diane de Margerie nous démontre comment « La séquestrée », au-delà d’une étude psychologique de ce qu’on nomme aujourd’hui la dépression post-partum, est en réalité une véritable condamnation de la société patriarcale et de l’hégémonie médicale de l’époque victorienne.

___Car à travers le portrait saisissant de cette femme cloitrée dans cette chambre sordide et soumise à l’autorité de son mari, c’est finalement celui de toute une condition féminine, emprisonnée dans une société verrouillée que dépeint l’auteure.

___Jusqu’à la moitié du XIXième siècle, on considère en effet que la place de la femme réside dans la sphère privée du domicile familial où elle se doit d’assumer son rôle d’épouse et de mère de famille. De leurs côtés, les hommes régissent le domaine public à travers le travail, la politique et l’économie. Ce n’est qu’au milieu du XIXième siècle que les moeurs commencent à évoluer à mesure qu’émergent les premières pensées féministes. Les femmes aspirent à étendre leur rôle au-delà de la sphère familiale et à s’émanciper.

___C’est dans l’émergence de ce nouveau courant féministe que s’inscrit Charlotte Perkins dont la présente nouvelle fait en grande partie écho à sa vie, tout comme à celles de ses contemporaines, Edith Wharton ou Alice James. La société patriarcale de l’époque imposait aux femmes de choisir entre le mariage et la carrière, autrement dit entre le mariage et le célibat, la dépendance et l’indépendance. Le mariage devait permettre aux femmes de correspondre aux modèles définis pour elle par la société de l’époque, à savoir la mère de famille modèle et l’épouse dévouée. Dans l’opinion populaire, toutes celles qui témoignaient d’un désir d’émancipation étaient considérées comme une menace pour l’ordre social établi.

___Ces femmes, à l’esprit rebelle, qui refusaient d’incarner le rôle que la société attendait d’elles, ne pouvant se satisfaire de la place qu’occupaient leurs pairs enfermées dans le mariage et contraintes à l’autorité de leurs époux, étaient plus libres que les autres, indépendantes financièrement, mais souvent au prix d’une grande solitude.

___C’est ainsi qu’à la fin du XIXième siècle, celles qui aspirent à s’affirmer en tant qu’écrivain se heurtent à cette société fermée et hostile aux femmes. L’écriture étant alors le privilège des hommes. On peut dès lors imaginer que « La séquestrée », à travers la mise en scène d’une femme forcée de rédiger son journal en cachette, décrit en ce sens la lutte acharnée que l’auteure a dû mener pour écrire et publier ainsi que les obstacles qu’elle a dû surmonter pour y parvenir.

___Mais les desseins nourris par Charlotte Perkins lors de la rédaction de « La séquestrée » visaient avant tout le Docteur S. W. Mitchell à qui elle voulait démontrer, par son exemple, qu’il était dans l’erreur avec son approche thérapeutique de la dépression nerveuse et que ses traitements faisaient davantage de tort à ses patients qu’ils ne les soulageaient.

___Charlotte a en effet elle-même souffert d´une forte dépression post-partum suite à la naissance de sa fille, Katharine. En accord avec son mari, elle décide de consulter le plus grand spécialiste des maladies nerveuses de l’époque, le docteur Mitchell, qui lui prescrit une cure de repos. La cure consistait en une véritable mise en quarantaine au cours de laquelle la jeune femme devait rester allongée une grande partie de la journée et, surtout, éviter toute occupation stimulante pour l’esprit. Après quelques mois de ce traitement drastique, à l’image de son héroïne, Charlotte Perkins se trouve aux portes de la folie.

___Difficile de ne pas faire dès lors le parallèle avec l’héroïne de « La séquestrée », cette jeune femme qui, sur les recommandations de son mari médecin se retrouve cloitrée dans une chambre en vue de soigner sa dépression nerveuse. Dans son récit, Charlotte Perkins montre comment la narratrice, infantilisée par son mari, privée de tout loisir et de toute activité intellectuelle éprouve un sentiment d’enfermement oppressant aboutissant à une totale perte d’identité et à son basculement progressif dans la folie.

___A mesure qu’avance le récit, le papier-peint devient un véritable miroir de la condition de l’héroïne, lui renvoyant l’image d’une femme prise au piège qui n’aspire qu’à s’échapper de ce qui la retient prisonnière. En se conformant aux attentes de la société, à travers le mariage et la maternité, la narratrice s’est ainsi retrouvée privée de liberté et d’identité, incarnant dès lors la condition de toutes ces femmes de l’époque qui se sont senties enfermées dans le mariage et dépossédées de leur identité.

___Sous la forme d’un récit semi-autobiographique, Charlotte Perkins dénonce donc le confinement mental et physique de la femme dans la société de l’époque victorienne. Un texte aussi court que pertinent, foisonnant de symboles, qui ne peut laisser aucune femme indifférente.

A découvrir absolument !