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• Avis •
★★★★★
___Tiré de la nouvelle « The Wisdom of Eve » de Mary Orr, parue en 1946, « Eve » s’inscrit dans une série de films décrivant la face sombre de Hollywood. Un thème qui inspire alors un grand nombre de réalisateurs (« Boulevard du Crépuscule » de Billy Wilder (1950), « Les ensorcelés » de Vincente Minnelli (1952) ou encore « Chantons sous la pluie » (1952) pour ne citer que ces trois-là). Avec ce long-métrage, Mankiewicz nous livre une vision désenchantée et cynique du show-business, bien loin des clichés et de la représentation idyllique largement véhiculée par les médias. « Eve » nous plonge dans les coulisses de ce spectacle vivant permanent et où les stars, dépourvus de leurs artifices, révèlent leur vraie nature. Le film traite ainsi de l’ambition destructrice ainsi que des manipulations et des luttes intestines qui se déroulent en coulisse pour décrocher un rôle. Il évoque avec brio la superficialité de ce monde de carton-pâte et l’hypocrisie omniprésente de ceux qui le composent.

« Attachez vos ceintures, la soirée va être mouvementée! » – Célèbre réplique de Margo (Bette Davis) avant la soirée d’anniversaire de Bill
___Après avoir connu le succès, Margo Channing (Bette Davis) est désormais une vedette sur le déclin. Une étoile de Broadway qui voit au fil des années son éclat pâlir à mesure que sa jeunesse se fane. Blasée par la célébrité, insupportable avec son entourage, elle tient le premier rôle dans la dernière pièce de son ami, Lloyd Richards, et mise en scène par son fiancé, Bill Sampson.
Un soir, à la fin d’une représentation, Margo voit débarquer dans sa loge une de ses jeunes admiratrices, une dénommée Eve Harrington (Anne Baxter). La jeune inconnue, qui ne loupe aucune de ses apparitions sur scène, semble très impressionnée de se trouver ainsi face à face avec son idole. Margo, d’abord amusée par la timidité et la naïveté de la jeune provinciale ne tarde pas à se laisser émouvoir par son récit tire-larme et décide de la prendre sous son aile. Eve devient bientôt son assistante dévouée, s’acquittant de ses tâches avec le plus grand zèle. Faisant preuve d’un investissement total à sa fonction, elle semble particulièrement désireuse de se rendre indispensable à l’actrice qui commence peu à peu à voir d’un mauvais oeil l’intrusion toujours plus grande dans son quotidien et son intimité.
Sous ses airs de jeune oie blanche inoffensive, Eve est en réalité une jeune louve aux dents longues, qui rêve de brûler les planches et de goûter à l’ivresse que procurent les applaudissements du public en délire. Une ambition chevillée au corps qu’elle prend soin de dissimuler sous une modestie feinte. Désireuse d’aider la jeune femme à s’affirmer et à faire ses premiers pas de comédienne, Karen Richards (l’épouse du dramaturge à l’origine de la pièce dans laquelle joue Margo), fera finalement les frais de l’arrivisme de sa protégée. Après avoir introduit la jeune débutante auprès de son idole, elle lui obtient le rôle de doublure et deviendra la victime de ses manipulations, ne réalisant que trop tardivement comment Eve s’est en réalité servie d’elle et des conséquences de ses agissements sur la carrière de Margo.
___Composée à partir d’une série de retours en arrière, la narration du film se révèle d’une redoutable efficacité. Racontée par les principaux témoins de son ascension, la figure de Eve devient un personnage en perpétuelle construction, aussi bien à travers le regard de ceux qui assistent à sa consécration que par les yeux du spectateur qui découvre les coulisses de son ascension spectaculaire. Il y a d’abord ce que la mise en scène d’introduction nous laisse paraître des personnages, et ce qu’on l’on découvre à travers le récit croisé des témoins, qui bouleverse complètement notre rapport à cette même séquence. Car à mesure qu’Eve progresse dans son escalade sociale, les indices révélant sa véritable nature s’accumulent à travers différentes scènes clés. On pense par exemple à celle où Margo surprend la jeune femme en train de se mirer dans la glace, portant devant elle la robe de scène de son idole. Ou celle, mythique, de la soirée d’anniversaire de Bill au cours de laquelle, assise sur les marches de l’escalier, elle se livre à un remarquable soliloque où elle évoque son désir ardent de connaître l’admiration et les applaudissements du public.
Pour parvenir à ses fins, elle n’hésite pas à manipuler l’entourage de Margo et multiplie les combines. Elle rallie à sa cause Addison De Witt (George Sanders), un critique influent mais sans scrupules dont elle fera l’erreur de sous-estimer les capacités d’analyse et de nuisances. Ce dernier observe à distance et de son oeil cynique les manigances d’Eve. Il est avec Birdie (la dame de compagnie de Margo), l’un des seuls à voir d’emblée clair dans le jeu et les intentions de la jeune femme et à percer à jour son arrivisme forcené.
___Car Eve ne réserve pas ses talents de comédienne aux planches. Pour cette jeune femme avide de gloire, la vie réelle est une vaste scène sur laquelle elle peut à chaque instant exercer l’étendue de ses talents d’actrice. L’aplomb et le sang-froid avec lesquels elle débite ses mensonges et la grande habileté avec laquelle elle parvient à duper son monde constituent autant de preuves tangibles pour le spectateur de ses dispositions et de sa plasticité à se fondre dans le personnage qu’elle s’est créé de toutes pièces. Eve aborde l’existence comme une scène de théâtre, jouant la comédie sur les planches comme dans la vie réelle. De ce constat surgit la question centrale du film : qu’y-a-t-il derrière le personnage qu’elle interprète ? N’est-on face qu’à une simple illusion, à une enveloppe vide sans substance ? Posé ainsi, le film de Mankiewicz semble résonner comme une redoutable mise en garde contre le risque d’aliénation qui accompagne l’obsession de la réussite et la course effrénée vers le succès. A force de mensonges, Eve s’est enfermée dans son rôle. Elle ne vit qu’à travers ses fictions, prisonnière de son personnage. Si elle est parvenue à dépasser le statut de simple « doublure » de Margo, elle n’en reste pas moins une image artificielle, un reflet inconsistant, un travestissement du réel. Elle s’est perdue dans sa propre contemplation, dans une projection idéalisée d’elle-même qui n’existe qu’à travers le regard des autres et du public. Alors qu’elle touche enfin la consécration, son masque de duplicité se fend. Seule dans sa chambre d’hôtel, elle erre tel un spectre qui a sacrifié son âme et son identité sur l’autel du succès. A contrario, Margo suivra la trajectoire inverse, parvenant à rompre avec son double fictionnel pour prendre sa vie en mains en tant que femme et non plus comme simple actrice. Finalement éclipsée par l’ambitieuse Eve qui lui ravit le trophée de la meilleure comédienne, sa défaite en tant qu’actrice signe une victoire bien plus importante pour Margo : celle du triomphe de la personnalité et de la sincérité sur l’imposture et les faux-semblants.
___Si le film de Mankiewicz se focalise sur le milieu du théâtre, on devine que la critique sous-jacente est en fait plus générale, ciblant en réalité toute une industrie du spectacle, cette usine à rêves qui propulse de jeunes gens au sommet aussi rapidement qu’elle brise des carrières (et des vies). Rongée par ses angoisses, Margo traverse une véritable crise existentielle et appréhende l’avenir. A quarante ans, elle sait que ses plus belles années se trouvent désormais derrière elle et qu’elle ne pourra pas éternellement camper des rôles de jeunes beautés. Elle s’inquiète pour la pérennité de sa carrière et redoute de voir son fiancé (un metteur en scène de huit ans son cadet) la quitter pour une femme plus jeune qu’elle. Se trouvant à un tournant de son existence, elle craint de découvrir que derrière l’image qu’elle s’est forgée au cours de sa carrière de comédienne, ne reste en réalité plus qu’une coquille vide, sans attraits ni réelle identité. D’abord agacé par sa conduite, le spectateur finit par se rallier à sa cause. On comprend peu à peu que derrière les caprices et les excès de la star se cache la peur dévorante de sombrer dans l’oubli.
Le personnage impitoyable de DeWitt symbolise, pour sa part, parfaitement le rôle de la critique qui a entre ses mains le sort de chaque spectacle et de chaque artiste. Lorsque Eve s’apprête à faire ses preuves, elle s’est d’abord assurée de la présence des chroniqueurs les plus influents du milieu, et dont la faveur est indispensable pour faire décoller sa carrière. DeWitt ne manquera pas de le lui rappeler à la fin du film ; alors qu’Eve essaie de se jouer de lui et d’échapper à son emprise, il la remet rapidement à sa place. Après l’avoir confronté à ses mensonges et à ses bassesses, il lui fait remarquer que la jeune comédienne reste une de ses « créatures » et lui, le maître marionnettiste qui tire les ficelles.
Porté par des dialogues pétillants d’intelligence et plein d’ironie amère, le film met donc en scène l’opportunisme sans vergogne et les rivalités qui animent de jeunes gens prêts à tout pour se frayer un chemin dans le monde du théâtre. Outre le duo principal formé par Bette Davis et Anne Baxter qui livrent ici une prestation sans fausse note, « All about Eve » mérite également qu’on s’y arrête pour assister à la performance de l’incandescente Marilyn Monroe qui y tient un de ses tous premiers rôles.
Acclamé par la critique lors de sa sortie, « All About Eve » fut nommé pour 14 Oscars et en remporta 6, dont celui du meilleur film. Il reste à ce jour considéré à juste titre comme l’un des meilleurs films américains de tous les temps. Un classique indétrônable dont les nombreuses qualités ont largement démontré son statut de chef-d’œuvre du cinéma.