« Le Bois du rossignol » de Stella Gibbons

Résumé

Jeune veuve, Viola Wither est contrainte de quitter Londres pour emménager chez son austère belle-mère dans sa demeure de l’Essex. A vingt et un ans, elle y voit ses raves romantiques s’évanouir et son caractère enjoué bridé par l’ennui et les conventions. Pourtant, au mépris des convenances, l’intrépide transgresse les codes : elle flirte avec Victor Spring, son amour de jeunesse, quand celui-ci est sur le point de se marier.La bucolique campagne anglaise, les bals grandioses, les passions déraisonnables, la cruauté des rapports sociaux – Le Bois du rossignol est une savoureuse et féroce étude de moeurs, une comédie pétillante et poivrée, dans la lignée d’une Jane Austen qui aurait revisité Cendrillon.

Mon Résumé

Laissée sans le sou après la mort de son époux, Viola âgée d’une vingtaine d’années, est contrainte d’aller vivre chez sa belle-famille, les Wither. Une perspective qui n’enchante pas vraiment la jeune femme. Il faut dire que les parents de son défunt mari, issus d’une classe sociale supérieure à la sienne, n’ont jamais vraiment portée la vendeuse désargentée dans leurs coeurs. Ses craintes vont d’ailleurs rapidement se confirmer : sitôt arrivée, Viola comprend que le quotidien s’annonce particulièrement morose aux côtés de ses deux belles-sœurs trentenaires (Madge et Tina) qui vivent encore (malgré leurs âges) sous la coupe d’un père tyrannique et pingre, et dont l’humeur fluctue au gré de l’état de santé de ses finances. Alors que Tina, au mépris des barrières sociales, se rapproche peu à peu de Saxon (le chauffeur de la famille), Viola, périssant d’inanition dans son nouveau logis, rêve qu’un évènement imprévu vienne ajouter un peu de sel à sa vie, et ne tarde pas à s’enticher du riche et beau Victor Spring, pourtant promis à une autre.

___Habitant de l’autre côté de la vallée, la famille Spring semble mener une vie aussi animée qu’exaltante. A contre-pied de Mr Wither, qui ne semble obnubilé que par des questions bassement matérielles, les Spring, quant à eux, n’aspirent qu’à jouir des plaisirs de la vie. Leur quotidien s’apparente ainsi à une succession de garden-party et de distractions, dans un souci constant de divertissement. Méprisant les activités culturelles telles que la lecture où l’étude, ils vouent en revanche un véritable culte aux apparences et s’attachent à mener une existence d’oisiveté. Des valeurs et une conception de la vie que ne partage pourtant pas la jeune Hetty. Orpheline et âgée de vingt ans, la nièce de Mrs Spring, vraie férue de littérature, nourrit au contraire le rêve d’entrer un jour à l’université et de décrocher un travail. A l’image de Viola, qui peine à trouver sa place dans sa belle-famille et envie le train de vie des Spring, la jeune Hetty ne rêve quant à elle que de troquer la maison sans charme de sa famille d’adoption contre l’atmosphère « subtilement tchékhovienne » et le mobilier chargé d’histoire de la résidence des Wither.

Mon opinion

___Après avoir été partiellement traduite dans les années 40 aux éditions Julliard, il aura fallu attendre la fin de l’année 2013 pour qu’une maison d’édition française prenne enfin l’initiative d’exhumer de ses cendre l’oeuvre de Stella Gibbons avec la publication aux éditions Héloïse d’Ormesson du roman « Nightingale Wood » sous le titre français « Le Bois du Rossignol ».

___Née à Londres en 1902, la romancière et poétesse anglaise est pourtant à l’origine d’une oeuvre prolifique (plus d’une vingtaine de romans, plusieurs recueils de poésie et différentes nouvelles… entre autres !) et connut le succès dès 1932 avec la parution de son premier roman Cold Comfort Farm, lauréat du prix Fémina Etranger (une sacrée ironie du sort quand on voit comment l’auteure a par la suite été si peu traduite en France !).

___A l’heure où les réécritures de contes ont le vent en poupe, Stella Gibbons ferait presque figure de pionnière dans la matière avec ce récit paru en 1938. Mais derrière l’apparente homologie de forme, la romancière tire rapidement son épingle du jeu, déclinant une intrigue particulièrement soignée et qui conjugue avec brio sens du divertissement et féroce peinture sociale.

___Dans cette version (très) librement revisitée du conte de « Cendrillon », Viola tient donc le rôle de la princesse romantique méprisée par sa belle-famille, qui rêve que Victor (le prince charmant local dont toute la gente féminine se dispute les faveurs) vienne la sauver d’une vie mortellement ennuyeuse. Comme dans tout conte qui se respecte, les personnages devront faire face à moult péripéties et composer avec des éléments perturbateurs qui ne manqueront pas de venir contrarier leurs projets. Mais ici, le principal obstacle à leur bonheur, ce sont avant tout les barrières sociales et le poids des conventions qui imprègnent la société anglaise du début du XXème siècle, ainsi que la peur de chacun de s’en affranchir.

___Si pour étayer sa démonstration, Stella Gibbons s’appuie sur une mise en scène de départ on ne peut plus caricaturale et sans grande subtilité apparente, l’angle d’attaque utilisé par la suite permet d’en dégager rapidement l’intention narrative sous-jacente. Etoffant ses personnages au fil des pages, la romancière leur confère peu à peu une réelle profondeur psychologique et, aussi antipathiques que certains puissent paraître, le lecteur se passionne rapidement pour leurs histoires et leurs déboires respectifs. Sans jamais se départir de son ton plein d’esprit, Stella Gibbons multiplie les observations acides ainsi que les petites phrases qui font mouche. En filigrane du ressort purement comique, elle ne tarde pas à mettre ainsi en place les fondations d’une véritable satire sociale, aussi grinçante que parfaitement orchestrée. Au-delà du prétexte du simple pastiche de conte, l’écrivain pointe peu à peu du doigt les travers d’une société hypocrite, cloisonnée et figée dans ses principes, et au sein de laquelle la hiérarchie sociale et les relents moralisateurs paralysent tous les élans.

___Snobisme invétéré au risque de vivre et finir sa vie dans la solitude, coeur qui balance entre raison et sentiments, volonté de s’élever par tous les moyens sur l’échelle sociale ou au contraire désir de s’émanciper quitte à renoncer à ses privilèges,… Stella Gibbons déploie une palette de personnages issus de milieux sociaux divers et aux aspirations éclectiques. A partir de leurs trajectoires disparates et de leurs chassés-croisés incessants, l’auteure créée ainsi un véritable microcosme représentatif de la société de l’époque dont elle s’attèle à décortiquer les travers. Dénonçant le snobisme d’un monde corrompu par l’argent et où la valeur de l’individu est proportionnelle à son compte en banque, elle déplore l’hypocrisie ambiante, la vulgarité camouflée et la fausseté de toute une époque, tout en égratignant au passage la médisance populaire et les colporteurs de ragots.

___Volontiers comparée à Jane Austen pour la causticité de sa plume et sa propension à égratigner la société de son temps, Stella Gibbons se démarque pourtant par son humour plus grinçant et un registre plus âpre et décomplexé. S’inscrivant dans une époque plus contemporaine et donc plus proche de la nôtre, « Le bois du rossignol » exploite ainsi des thématiques plus variées et dans une liberté de ton sans commune mesure avec celle d’Austen. Si on retrouve certaines thématiques archi-rebattues comme celle du mariage, de l’argent ou des conventions sociales, d’autres sujets, quant à eux plus inattendus et davantage dans l’air du temps, viennent s’y greffer, tels que la sexualité ou l’émancipation de la femme, le tout dans un ton définitivement plus corrosif.

___A travers ce roman, Stella Gibbons laisse par ailleurs entrevoir une véritable griffe littéraire. Aussi proche de son lecteur que de ses personnages, sa narration est aussi intimiste et pénétrante qu’entièrement dévouée au service de son récit. Interpelant le lecteur à de multiples reprises, l’auteure établie avec lui un vrai lien de complicité dans un souci constant de l’impliquer dans les moindres détails de son intrigue et de maintenir intacte toute son attention.

___Stylistiquement irréprochable, cette construction audacieuse cultivant aussi bien le développement des personnages que la proximité avec le lecteur contribue à créer une atmosphère pénétrante dont on a toutes les peines à s’extraire. Avec sa plume caustique à souhait, doublée d’un style accrocheur, percutant et parfaitement limpide, Stella Gibbons insuffle à l’ensemble un rythme d’une redoutable efficacité. Reprenant les codes et l’architecture propres au genre du conte de fées et poussant le comique jusque dans le choix des noms de famille des personnages (« Wither » et « Spring », parfaitement révélateurs des portraits psychologiques des deux familles.), l’auteure fait progresser ses différentes lignes scénaristiques en parallèle, sans jamais que la narration ne s’essouffle. Si elle se laisse parfois aller à utiliser de grosses ficelles narratives, l’intérêt du lecteur reste intact jusqu’au dénouement final, venant clôturer en apothéose ce véritable bijou de la littérature anglaise ! Un vrai coup de coeur !

A souligner pour terminer la remarquable traduction de Philippe Giraudon, permettant au lecteur de pleinement apprécier l’écriture de Stella Gibbons, dans toute sa finesse et sa corrosivité ! Un délice !

Avec « Le bois du rossignol », Stella Gibbons embrasse pleinement le parti-pris du détournement assumé et de la parodie en bonne et due forme du conte de fées, au profit d’une étude féroce et mordante de la nature humaine et de la société anglaise du début du XXème siècle. Mais quoique reposant à première vue sur des personnages stéréotypés à l’extrême, l’intrigue déployée par la romancière n’en repose pas moins sur des ressorts comiques non dénués de subtilité.

L’écriture de l’auteure, redoublant de malice et corrosive à souhait, est ici pleinement au service de son sujet, et la romancière semble s’en donner à coeur-joie quand il s’agit d’égratigner la société anglaise de l’époque. Au décours d’une intrigue aux multiples lignes scénaristiques parfaitement maîtrisée et d’une redoutable efficacité, elle emporte son lecteur de la première à la dernière ligne.

Drôle, mordant, tendre, émouvant et toujours plein d’esprit, « Le Bois du rossignol » est un roman magistral qui nous emporte dans un tourbillon d’émotions et que l’on referme avec regrets.

Extraits

 « Art oublié de la séduction ! Voué au débarras, depuis que les psychologues nous ont appris combien il était dangereux de refouler nos passions et combien il était plus sain de réserver une chambre double dans un hôtel pour résoudre le problème. Comme ils méprisent les mains serrées plus longuement qu’il ne conviendrait, les regards qui s’attardent, les sous-entendus, les compliments, tous ces manèges désuets du plus délicieux des arts ! Pauvres psychologues, ils sont tellement sérieux, ils ont des intentions si excellentes, et ils manquent tant de choses. » (Le Bois du rossignol, de Stella Gibbons, Editions Héloïse d’Ormesson)

« Il arrivait à Mrs Wither d’avoir des éclairs de bon sens. Habituellement, cela se produisait quand elle écoutait son instinct et oubliait ce que lui dictaient les convenances. » (Le Bois du rossignol, de Stella Gibbons, Editions Héloïse d’Ormesson)

« Si l’auteur connaissait quoi que ce soit au bridge, ce serait ici l’occasion rêvée pour quelques brillantes digressions, mais comme l’auteur n’a jamais rien compris à ce jeu, le lecteur devra se contenter d’apprendre que Mr Wither avait gagné cinq shillings et Mrs Wither trois shillings et deux pence, tandis que Madge en était de sa poche pour six shillings dix. » (Le Bois du rossignol, de Stella Gibbons, Editions Héloïse d’Ormesson)

« Avec vue sur l’Arno » de E. M. Forster (1908) / « Chambre avec vue » (1985)

Résumé

Lucy Honeychurch n’aurait jamais pu partir à la découverte de l’Italie comme toute jeune Anglaise de bonne famille sans la surveillance d’un chaperon zélé, sa cousine Charlotte. A leur arrivée à Florence, les deux voyageuses constatent avec dépit que la chambre qui leur a été réservée n’a pas de vue sur l’Arno. En violation de toutes les convenances, deux inconnus, M. Emerson et son fils George, leur proposent de leur échanger la leur qui, elle, donne sur le fleuve. L’attitude cavalière de George envers Lucy et le peu de résistance qu’elle lui oppose poussent Charlotte à décider d’abréger leur séjour. Mais le hasard va à nouveau réunir les Emerson et les Honeychurch, en Angleterre cette fois…

Un roman délicieux sur l’éveil des sentiments et le poids des conventions sociales par un des maîtres de la littérature anglaise.

Mon opinion

★★★★★

___Cela faisait plusieurs mois déjà que je voulais découvrir Edward Morgan Forster, ce romancier britannique, auteur de plusieurs romans à succès (dont trois ont été l’objet d’adaptation cinématographique par James Ivory) et dont on ne cesse de chanter les louanges ! Avec ma lecture de « Avec vue sur l’Arno », c’est désormais chose faite et il va sans dire qu’après un premier essai aussi concluant, je suis bien déterminée à très vite renouer avec la plume de l’auteur !

___Lucy Honeychurch, jeune fille issue de la bonne société anglaise, visite l’Italie dûment chaperonnée par sa cousine, une vieille fille prénommée Charlotte. Le temps de leur séjour à Florence, les deux anglaises logent dans une pension. Leur enthousiasme est cependant rapidement terni lorsque les visiteuses constatent que, contrairement à ce qui leur avait été pourtant promis, leurs chambres ne bénéficient pas d’une vue sur l’Arno. Ne cachant pas leur grande déception, Lucy et Charlotte se voient rapidement offrir par deux gentlemen, Mr Emerson et son fils, d’échanger leurs chambres afin de pouvoir jouir du panorama sur le fleuve. Offusquée par les implications que suggère une telle proposition, Charlotte, très investie dans son rôle de chaperon, s’empresse de décliner l’offre des deux inconnus. Un peu plus tard cependant et au terme de longues tergiversations, les deux cousines finissent, sur les conseils de Mr Beebe (clergyman de leur connaissance), par accepter la proposition des Emerson et l’on peut ainsi enfin procéder à l’échange des chambres.

Le séjour de Lucy en Italie sera par la suite marqué par de multiples rencontres avec la famille Emerson, jusqu’à ce baiser passionné avec George, au milieu d’un tapis de violettes et sous les yeux stupéfaits de Charlotte qui s’empressera de rompre le charme de cet instant, bien déterminée à maintenir sa jeune cousine dans le droit chemin.

___De retour en Angleterre auprès de sa mère et de son frère, Lucy, après avoir décliné par deux fois ses avances en Italie, accepte finalement d’épouser Cecil Vyse choisissant ainsi d’écouter la voix de la raison au détriment de celle du coeur. Mais c’était sans compter sur le retour inattendu de George, dont la présence va ranimer la flamme des sentiments de la jeune fille, venant ainsi, une fois encore, troubler toutes ses certitudes.

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___Difficile de rédiger une chronique à la hauteur de ce roman relativement court mais aux thématiques foisonnantes ! Paru en 1908, « Avec vue sur l’Arno » met en scène une jeune fille éduquée selon les principes rigides de la société anglaise au tournant du siècle, et qui devra choisir entre le respect des convenances et ses propres aspirations.

___Pur produit de la société britannique du début du XXième siècle, Miss Honeychurch est une jeune fille influençable aux opinions formatées et à qui l’on a appris à réprimer ses sentiments. Mais en dépit de sa jeunesse et de sa naïveté, Lucy témoigne d’une sensibilité et d’une bonté lui permettant de voir au-delà des barrières sociales inhérentes à son milieu et à son époque. Son séjour en Italie et sa rencontre avec la famille Emerson constitueront en ce sens l’élément déclencheur d’une réelle prise de conscience pour elle. Si l’adolescente n’a pas encore suffisamment d’assurance pour s’affirmer et remettre ouvertement en doute les principes régissant le milieu dans lequel elle gravite, de par sa curiosité naturelle, elle aspire cependant à découvrir de nouveaux horizons et d’autres cultures. Dès lors, comment ne pas comprendre la déception qu’elle éprouve à se retrouver dans une pension dont le décorum semble avoir été calquée sur celle des intérieurs anglais, et où les conventions sociales en vigueur dans son pays sont soigneusement préservées ? L’obsession de Lucy à se voir attribuer cette chambre avec vue qu’on lui avait promise ne tient pas tant du caprice d’une adolescente trop gâtée que de son besoin viscéral de s’ouvrir enfin au monde qui l’entoure. Une force de caractère et un potentiel encore latent que Mr Beebe ne tarde pas à déceler, fondant ainsi rapidement de vifs espoirs  en la jeune fille: « – Je pense simplement à ma théorie favorite sur Miss Honeychurch. Est-il logique qu’elle joue si merveilleusement du piano et mène une petite vie si calme ? Je soupçonne qu’un jour viendra où elle vivra comme elle joue, merveilleusement. Les cloisons étanches s’effondreront en elle, musique et vie se mêleront. Elle se révélera alors héroïquement bonne, héroïquement mauvaise peut-être – peut-être encore trop héroïque pour être dite mauvaise ou bonne. »

___Loin d’ériger Lucy en féministe exaltée, Forster préfère en faire une héroïne plus nuancée en proie à une rébellion intérieure silencieuse, tiraillée entre le poids des conventions et ses propres désirs. Des sentiments contradictoires qui vont s’exacerber au contact de George, le fils de Mr Emerson. Issus de la classe moyenne, nourrissant des idées socialistes et non-croyants par-dessus le marché, les Emerson font figure de marginaux dont le comportement suscite mépris et désapprobation de la part des autres pensionnaires. Soucieux de jouir de chaque instant et prenant la vie à bras le corps, George est un électron libre qui exerce sur Lucy une attirance et un déferlement d’émotions que la jeune fille peine à s’expliquer; tout comme Mr Beebe qui ne voit dans le trouble émotionnel de Miss Honeychurch que l’expression d’un « Trop de Beethoven ». Hélas, il faudra bien plus que le climat italien et l’échange d’un baiser passionné avec George pour que l’adolescente ne parvienne à se délester du poids de sa condition. De retour en Angleterre, Lucy accepte finalement d’épouser Cecil. Aussi austère qu’arrogant et ennuyeux, le jeune homme incarne indubitablement un parti plus convenable selon les critères de l’époque.

___Le chemin vers l’émancipation s’annonce donc long et semé d’embûches pour la jeune femme. A l’instar de Mr Beebe, le lecteur assiste pourtant progressivement à la lente prise de conscience de Miss Honeychurch et à sa révolte silencieuse pour tenter d’échapper au diktat d’une société corsetée dans ses principes. Car frappée de plein fouet par la force de ses sentiments, Lucy comprend peu à peu que pour s’épanouir et conquérir sa liberté, elle devra se battre contre une société anglaise sclérosée dans ses principes et ancrée dans des traditions poussiéreuses.

___Au-delà du simple récit initiatique relatant le passage de l’adolescence à l’âge adulte, Forster, en fin observateur de la nature humaine, nous livre ainsi une critique mordante  de la société britannique du début du XXième siècle. A l’image de ces touristes anglais qu’il croque avec beaucoup d’ironie (soucieux de rester groupés entre-eux en toute circonstance et agrippés à leur guide Baedeker pour ne pas s’écarter du droit chemin), le romancier saisit toutes les occasions pour railler une société déclinante et verrouillée, déterminée à étouffer les passions.

___Finalement le seul élément que je déplore avec « Avec vue sur l’Arno », est la qualité plus que discutable de la traduction française. Je sais que Georges avait déjà mentionné ce problème dans sa chronique consacrée à l’oeuvre. Ponctuation parfois fantaisiste, formulations incompréhensibles et tournures de phrase maladroites ne peuvent se justifier sur le simple argument d’une traduction datée, (surtout après avoir eu l’occasion de comparer certains extraits à la version originale qui apparaît beaucoup plus limpide !). Je trouve ainsi regrettable que les éditions Robert Laffont n’aient pas pris l’initiative de revoir la traduction à l’occasion de cette réédition. En attendant de pouvoir bénéficier d’une meilleure version, je vous encourage donc, si vous le pouvez, à vous rabattre sur la version originale du roman pour pouvoir apprécier au mieux la plume de Forster !

Véritable roman d’apprentissage sur fond de satire sociale, « Avec vue sur l’Arno » explore la prise de conscience d’une jeune fille issue de la bonne société anglaise au tournant du siècle, ainsi que son combat intérieur pour briser ses chaînes et enfin s’affirmer.

A une Italie, pays de la Renaissance et de l’exaltation des sentiments, Forster oppose ainsi une Angleterre poussiéreuse, engluée dans les convenances et les préjugés. Dans cette société aux opinions formatées et soucieuse de maintenir chacun dans le droit chemin, la jeune Lucy, frappée de plein fouet par la force de ses sentiments, ne tarde pas à sentir étouffée par le poids des conventions et des barrières sociales. Avec un style incisif et volontiers railleur, Forster saisit ainsi toutes les occasions pour égratigner le puritanisme britannique et croque tous ses personnages avec beaucoup d’ironie, tout en décortiquant les rapports humains comme personne.

En dépit d’une piètre traduction qui rend parfois le texte abstrus et la lecture laborieuse, « Avec vue sur l’Arno » n’en demeure pas moins un roman aussi riche que captivant, à découvrir absolument !

Le film

★★★★☆

___Après avoir lu le roman de E. M. Forster, je me suis donc penchée sans tarder sur l’adaptation cinématographique réalisée par James Ivory. Unanimement encensé, il semble que ce soit le plus souvent le visionnage de ce film, datant de 1985, qui pousse ses admirateurs à découvrir le roman. Et les avis que j’ai pu récolter sur la toile paraissent tous aller dans le même sens : ceux qui ont découvert « Avec vue sur l’Arno » par le biais de son adaptation, ont en grande majorité préféré le film à l’oeuvre originale.

___ Au regard de cette pluie d’éloges, mes attentes étaient donc considérables et si elles ont été en grande partie satisfaites, je dois reconnaître que pour ma part j’ai préféré le livre à son adaptation.

___Restant fidèle à la construction du roman, James Ivory a su parfaitement capter l’essence du livre de E. M. Forster et la restituer à l’écran, nous livrant au passage des séquences de toute beauté ainsi que de véritables scènes d’anthologie, parmi lesquelles celle d’un baiser passionné, au coeur de la campagne toscane.

___Portée par une mise en scène soignée et des acteurs remarquables de justesse dans leur interprétation, « Avec vue sur l’Arno » est une vraie réussite tant du point de vue esthétique que sur le fond. Dans ce récit d’une transition entre adolescence et âge adulte, le spectateur assiste à la lente métamorphose de Lucy, sous l’élan de la passion amoureuse, en une jeune femme accomplie.

___Helena Bonham Carter campe une héroïne particulièrement touchante, entre soumission docile à ses ainés, bouillonnement intérieur et sensualité retenue. Face à cette interprétation d’une remarquable justesse, le combat interne que livre la jeune fille, tiraillée entre l’emprise de son milieu et son désir d’émancipation devient palpable pour le spectateur. Un contraste renforcé par l’immensité des décors naturels et ouverts qui vient s’opposer aux somptueux et étouffants intérieurs bourgeois.

___Concernant le reste du casting, Julian Sands confère à son personnage une belle présence, incarnant un George Emerson aussi passionné qu’énigmatique : tantôt exalté et enflammé en pleine nature, il apparaît plus renfermé et taciturne en société. Daniel Day Lewis qui se révèle ici cabotin à souhait, n’en incarne pas moins un Cecil hilarant par sa pédanterie, sa posture guindée à l’excès et son attitude pince-sans-rire. Quant à Maggie Smith, elle se révèle un chaperon intrusif et irritant à souhait, bien déterminée à mettre fin à une relation qu’elle désapprouve. A noter aussi, la présence de Judi Dench dans le rôle d’une Miss Lavish, au jeu juste mais un peu terne à mon goût. Ayant en tête l’image d’un personnage plus « habité » et flamboyant, son interprétation ne m’a pas semblé exceptionnelle.

___Mais en dépit de toutes ces qualités et aussi fidèle soit-elle à l’oeuvre d’origine, cette adaptation cinématographique ne peut évidemment pas restituer toutes les subtilités et les marques d’ironie dont le roman pullule ! Si on sent bien, à de multiples reprises, que le réalisateur a tenté d’user de subterfuges pour retranscrire certaines idées impossibles à faire passer autrement à l’écran, le procédé atteint rapidement ses limites.

___Je ne saurais donc que trop vous conseiller de vous pencher en premier lieu sur le roman de E. M. Forster avant d’envisager de regarder le film, de façon à pouvoir apprécier toutes les subtilités de ce dernier et saisir pleinement les nombreuses références plus largement développées dans le texte d’origine.

___Quoi qu’il en soit, ce minuscule regret ne remet évidemment pas en cause l’indéniable qualité de cette adaptation, aussi fidèle qu’esthétique, que j’ai pris énormément de plaisir à voir et que je vous invite vivement à découvrir si ce n’est déjà fait!