« Angel » de Elizabeth Taylor (1957) / « Angel » réalisé par François Ozon (2007)

Quatrième de couverture

Angel n’a rien d’un ange. Elle ne désire qu’une chose : échapper à sa famille modeste pour se forger un destin à sa mesure. Sa rage se transforme en énergie. A seize ans, la mythomane excentrique devient une icône de la littérature à l’eau de rose. Elle mène alors l’existence qu’elle a toujours cru mériter : elle se marie, dépense sans compter, est entourée, célébrée. Mais les contes de fées n’existent que dans les livres, même pour celles qui les écrivent….

Mon opinion

★★★★☆

___Quelques mois à peine après ma lecture enthousiasmante de « Mrs Palfrey, hôtel Claremont », je poursuis ma découverte de l’oeuvre d’Elizabeth Taylor avec son roman le plus connu en France. Publié en 1957, « Angel » occupe une place à part dans l’oeuvre de la romancière britannique. Suspecté de receler une probable part autobiographique, c’est aussi un récit sombre et perturbant dont on ne sort définitivement pas indemne…

Marie Corelli

___Edité pour la première fois en 1991 en France, le roman est préfacé par Diane de Margerie, qui signe une fois encore une introduction passionnante et riche en enseignements dans laquelle elle livre son analyse d’ « Angel », apportant un éclairage intéressant sur la genèse et le sens de ce roman. On apprend ainsi que pour créer son héroïne, Elizabeth Taylor s’est inspirée de Marie Corelli (dont le nom est d’ailleurs évoqué à plusieurs reprises par l’auteure), une écrivain anglaise contemporaine d’Oscar Wilde, qui connut un succès populaire sans précédent avec ses romans à l’eau-de-rose, avant de tomber subitement en désuétude. Si la postérité n’a pas retenu son nom, elle fut en son temps une auteure prolifique, célèbre pour ses excentricités et comptant parmi ses lecteurs les plus fervents, la Reine Victoria en personne.

Extrait du film « Angel » de François Ozon (2007)

___A quinze ans à peine, Angel Deverell a la volonté chevillée au corps et aspire elle aussi devenir une écrivain célèbre. Rien ne semble pouvoir arrêter cette jeune fille obstinée dans son ascension vers la renommée. Ni son sexe, ni la modestie de sa condition. Vivant seule avec sa mère au-dessus de l’épicerie familiale, les ailes de son imagination fertile se cognent aux barreaux de cette cage qui n’a rien de doré. Nourrie des histoires que lui raconte sa tante Lottie, employée à Paradise House comme domestique, Angel se projette dans les murs de cette résidence luxueuse qu’elle rêve un jour d’habiter. S’enfonçant chaque jour un peu plus dans ses mensonges, rêves et réalités ne tardent pas à se confondre pour la jeune fille qui préfère forger le monde à son imaginaire plutôt que de vivre dans la réalité.

Recluse dans sa chambre exiguë, l’adolescente noircit à longueur de journées des pages entières à l’encre de ses rêves, convaincue d’avoir au bout de sa plume un futur chef-d’œuvre littéraire. Persuadée de son génie, Angel envoie son manuscrit à différentes maisons d’édition. Après avoir essuyé quelques refus, un éditeur londonien semble disposé à publier l’ouvrage, davantage intéressé par son potentiel commercial que par la fulgurance stylistique de l’écrivain en herbe. S’imaginant avoir affaire à une vieille dame excentrique, il ne cache d’ailleurs pas sa stupéfaction lorsqu’il découvre le visage juvénile de l’auteure de Lady Irania.

Raillée par la critique qui réserve à son ouvrage un accueil sarcastique, Angel connaît pourtant rapidement un succès fulgurant auprès des lecteurs. Au sommet de sa gloire, elle parvient à concrétiser un de ses rêves d’enfant capricieuse en s’offrant le domaine de Paradise House (ce château de princesse dont elle rêvait tant, une demeure trop vaste pour elle et dont la réalité ne parviendra d’ailleurs pas à se hisser à la hauteur des attentes vertigineuses qu’elle en avait), et épouse Esmé, le frère de sa fidèle secrétaire et dame de compagnie, Nora (qui sacrifiera vie personnelle et carrière de poétesse sur l’hôtel de son idole). Artiste désargenté aux moeurs dissolues et joueur compulsif, Esmé porte un regard lucide et désabusé sur le monde. A tel point que les réelles motivations ayant poussé ce peintre sans talent dans les bras d’Angel demeurent pour le moins troubles…

___Portrait saisissant et glaçant d’une écrivain de pacotille à l’idéalisme exacerbé et sans limites, le roman d’Elizabeth Taylor éveille en nous un tourbillon d’émotions contradictoires, entre curiosité, fascination et révulsion.

Angel entreprend très tôt une lutte de chaque instant pour nier son identité et se dégager du carcan insupportable de la vérité. La jeune femme fascine par sa détermination sans borne qui lui permettra, en dépit de son sexe et de la modestie de ses origines, de se hisser aux sommets de la gloire par la seule force de sa volonté, faisant voler en éclats tous les plafonds de verre. Elle intrigue aussi, par son refus viscéral d’affronter le réel et son entêtement à traverser l’existence avec des œillères.

A travers cette héroïne capricieuse et indomptable, le narcissisme se voit élevé à des hauteurs inouïes. Excessive et enflammée, Angel est littéralement aveuglée par ses visions grandioses qui éclipsent tout ce qui l’entoure. Sa réussite insolente, conjuguant gloire artistique, vie de château et passion amoureuse suscite curiosité et fascination.

___Comme le fait remarquer Diane de Margerie, Angel « possède toutes les ficelles qui exaspèrent les critiques littéraires mais qui libèrent les fantasmes des lecteurs, eux aussi révulsés par le quotidien. ». Les fadaises de la romancière et ses histoires sirupeuses connaissent le succès parce qu’elles répondent au désir d’évasion de ses lecteurs, leur permettant de fuir le réel. A l’image du voile d’illusions dont elle se drape, sa notoriété n’est pourtant qu’un écran de fumée éphémère, voué à disparaître aussi vite qu’il est apparu.

Face à un monde en perpétuel mouvement, Angel demeure ainsi prisonnière des filets de ses illusions merveilleusement entretenues et de ses numéros de prestidigitation… Un aveuglement qui causera sa chute. Pour son amour Esmé en revanche, la violence et la barbarie de la guerre achèveront de rompre le charme de cette mascarade ridicule. De retour à Paradise House, le jeune homme devenu infirme mesure plus que jamais l’artificialité et l’inconsistance de toute cette mise en scène. A ses yeux, l’univers d’Angel ressemble de plus en plus à une vaste imposture et les ailes de son imaginaire se révèlent impuissantes à les y soutenir tous les deux. Il en va de même pour la mère d’Angel qui, dans ce monde d’apparats et d’artifices, ne tarde pas à étouffer. Brutalement arrachée à sa vie de petite commerçante, elle commence peu à peu à dépérir dans cette vie d’oisiveté forcée.

___L’ascension fulgurante d’Angel vers les sommets de la gloire « littéraire » et la déchéance tout aussi brutale qui s’ensuit d’une femme-enfant prisonnière de ses rêves est une expérience incroyablement troublante et bouleversante. On ne sort pas indemne d’un roman tel qu’ « Angel ». Les lectures de cette destinée tragique sont innombrables, et porteuses d’autant d’interrogations et de remises en questions pour le lecteur.

___Car au-delà de simplement dénoncer la supercherie qu’incarne son héroïne, Elizabeth Taylor nous pousse à nous interroger sur le sens des aspirations qui nous animent, le danger des illusions qui nous bercent, ainsi que sur la fonction même de la littérature et le rôle de l’écrivain. Ainsi, « Ce qu’Elizabeth Taylor a montré à travers ce récit haletant mieux qu’à travers toute prose moralisante, ce sont les dangers, les pièges de la littérature-miroir, qui s’enferme en sa propre ignorance et flatte chez le lecteur ses instincts de fuite égotiste. Angel raconte la grandeur et décadence d’une adolescente mythomane, qui deviendra l’un des auteurs les plus connus de son temps. A travers cette fresque où revit la belle campagne anglaise, un mariage avorté, deux guerres, l’existence de deux femmes recluses, ce qui est visé avec une lucide poésie, c’est aussi cela : la littérature qui endort et abêtit, la médiocrité des aspirations, la sottise des illusions jamais perdues, l’entêtement des natures tyranniques qui se croient invulnérables – l’aveuglement, en un mot, de ceux qui ne veulent pas savoir. » (Diane de Margerie extrait de la préface)

  • Le film

★★★★★

___Enthousiasmé par la lecture de « Angel », François Ozon s’empare en 2007 du roman d’Elizabeth Taylor afin de la porter à l’écran. C’est la première fois que le réalisateur s’essaie alors à un film d’époque et entièrement en anglais.

___Les thèmes du livre d’Elizabeth Taylor se prêtaient assurément à merveille à une adaptation cinématographique. Au récit dramatique de la grandeur et décadence d’une jeune fille qui, rêvant de toucher les étoiles finira par se brûler les ailes, il offre un écrin de premier choix, dans la lignée des flamboyants mélodrames hollywoodiens des années 40 et 50.

___Ange aux deux visages, la « Angel » de Ozon est fidèle à celle du roman d’Elizabeth Taylor : un personnage à la fois antipathique et attendrissant, une idéaliste fuyant un réel incapable de satisfaire son imagination fertile.

___Une des premières scènes du film montre Angel observant depuis l’autre côté de la grille la grande demeure de « Paradise House ». Dès lors, ce tableau idyllique deviendra l’image fondatrice et le moteur de l’ascension vertigineuse de l’adolescente. Rêvant de se faire une place dans cette image d’Epinal, Angel s’évertue méthodiquement à en reproduire les moindres détails, produisant des clichés à l’infini.

Extrait du film « Angel » de François Ozon (2007)

___ Fille d’une modeste épicière, son ascension fulgurante n’en finira pas de fasciner. Ozon insiste d’ailleurs sur le caractère tout à fait exceptionnel de la trajectoire d’Angel au regard de l’époque dans laquelle évolue la jeune femme. En ce sens, le personnage d’Hermione, la femme de l’éditeur, offre un contraste intéressant au destin d’Angel. Epouse dévouée et mère modèle, elle incarne l’archétype parfait de la femme « accomplie » à la fin du XIXème siècle. Une fois dépassé son ressentiment envers l’étrange créature, Hermione ira d’ailleurs jusqu’à admettre que si elle n’a jamais éprouvé la moindre admiration pour l’écrivain, elle envie en revanche la femme. Parvenue à échapper à l’avenir tout tracé que lui réservaient son sexe et la modestie de ses origines, l’éblouissante ascension sociale d’Angel, par la seule force de sa volonté, force l’admiration.

___Au diapason de son héroïne, le cinéaste nous montre la vie telle qu’Angel se la représente, incapable de distinguer le réel de la fiction. A contrepied d’un cinéma très épuré et réaliste, le film d’Ozon assume une grande théâtralité dans sa mise en scène qu’il pare d’artifices en tous genres. Ne reculant devant aucun effet de style, le réalisateur enfile ainsi les clichés comme des perles et multiplie délibérément les mises en scène tapageuses (comme lors de la scène du baiser, filmée en contre-plongée sous une pluie diluvienne et avec un arc-en-ciel en arrière-plan).

Extrait du film « Angel » de François Ozon (2007)

Intérieurs rococo, décors surchargés, tenues extravagantes, débauches de couleurs et de soies chatoyantes… la mise en scène se permet toutes les excentricités, y compris le recours à des trucages grossiers (à l’image des déplacements en automobiles tournés en studio en utilisant le procédé de la transparence), comme pour mieux souligner la fausseté et l’équilibre précaire d’une illusion soigneusement bâtie. Mais devant tant d’opulence et de démesure, le spectateur est lui aussi tenté de se laisser engloutir par les fantasmes d’Angel et le charme sans pareil de Paradise House.

___Dans cette confrontation à un univers romanesque, le réalisateur entend pourtant conserver jusqu’au coeur du mélodrame une rigueur formelle, trouvant à chaque instant le juste équilibre entre distanciation ironique et émotion authentique. Ainsi, même lorsque le mauvais goût atteint son paroxysme, Angel parvient à nous serrer le coeur, ravivant la flamme du bovarysme qui sommeille en chacun de nous. A l’instar de cette déclaration d’amour enflammée dans laquelle elle supplie l’élu de son coeur « d’y croire ». En dépit de l’artificialité de la mise en scène, Angel émeut par sa sincérité désarmante, son engagement total et l’énergie qu’elle déploie pour maintenir l’illusion en toute circonstance. Refusant de se confronter au réel, la jeune femme embellit le passé et se leurre sur son présent pour pouvoir le supporter.

Extrait du film « Angel » de François Ozon (2007)

___Volontairement aveugle au réel, Angel se retranche dans la tour d’ivoire de son imaginaire, tournant définitivement le dos au monde qui l’entoure pour s’enfermer dans sa propre création. Cette confrontation entre le réel et ses fantasmes est d’ailleurs parfaitement illustrée à travers l’opposition du pessimisme d’Esmé à l’idéalisme permanent de la romancière.

Extrait du film « Angel » de François Ozon (2007)

___Artiste désargenté et joueur compulsif, ses toiles, jugées sombres et sordides, ne convainquent ni les critiques d’art, ni le public qui rejette virulemment toute forme d’expressivité ne répondant pas à la fonction communément dévolue à l’art, tel qu’il se le représente. Pour le public, la fonction première d’une oeuvre est en effet de plaire. L’art se doit de produire de la beauté et sa visée est nécessairement esthétique. Si dans le roman d’Elizabeth Taylor, Esmé ne dépasse jamais le statut d’artiste mineur, Ozon en fait pour sa part un peintre avant-gardiste dont le génie ne sera reconnu qu’à titre posthume. Considéré par ses contemporains comme un artiste sans talent, ses tableaux et son nom passeront ainsi à la postérité après sa mort, tandis que les oeuvres et le nom d’Angel sombreront dans l’oubli.

Extrait du film « Angel » de François Ozon (2007)

___Cruelle destinée que celle de cet artiste maudit qui ne connaîtra jamais la gloire de son vivant. Il est des gens qui passent ainsi à côté de leur rêve, comme d’autres passent à côté de leur vie. Tel semble être un des messages forts du film d’Ozon qui, dans la lignée des nombreuses questions soulevées par le roman d’origine, s’interroge sur la condition d’artiste, la qualité relative d’une oeuvre ainsi que les circonstances hasardeuses qui déterminent ou non son succès.

Extrait du film « Angel » de François Ozon (2007)

___Romola Garai crève littéralement l’écran dans le rôle d’Angel. Assumant pleinement le côté grotesque et centré sur elle-même du personnage, elle livre une prestation sans fausse note, remarquable de justesse, y compris dans ses excès.

___A l’instar du livre, le film d’Ozon cristallise de nombreuses thématiques et en fait émerger de nouvelles. Si le cinéaste prend bien quelques libertés avec le roman d’origine, les modifications opérées restent relativement mineures et se révèlent souvent judicieuses, venant porter et appuyer avec brio le sens profond du message sous-tendu par l’oeuvre d’Elizabeth Taylor.

« Mrs Palfrey, Hôtel Claremont » de Elizabeth Taylor

Quatrième de couverture

Veuve, Mrs Palfrey s’installe dans un hôtel qui est en fait une résidence pour personnes âgées. Chaque pensionnaire, afin de distraire la monotonie des menus et des conversations, applique la stratégie du temps qui reste, et la drôlerie le dispute sans cesse à l’émotion. Un jour, Mrs Palfrey rencontre Ludo, un jeune écrivain qu’elle fait passer pour son petit-fils, et cette « aventure » qui bouleverse sa vie fera d’elle une « vieille dame indigne » délicieusement britannique.

Mon opinion

★★★★★

___« La vieillesse est un naufrage » écrivit Chateaubriand. On ne saurait trouver des mots qui traduisent d’une façon plus juste ce que l’on ressent à la lecture des premiers chapitres du roman de Elizabeth Taylor. Publié peu avant sa mort, « Mrs Palfrey Hôtel Claremont » explore en effet le thème de la vieillesse et du temps qui passe, posant un regard franc et sans concession sur cette période de la vie qui nous guette autant qu’elle nous effraie.

Photo extraite du film « Mrs. Palfrey at the Claremont » de Dan Ireland (2005)

___Début des années 70, Mrs. Palfrey, une veuve respectable, pose ses valises à l’hôtel à Claremont, une résidence pour personnes âgées. Entre les murs de cet hôtel figé dans le temps et le silence, les pensionnaires mènent une existence réglée comme du papier à musique. Les jours se succèdent, chacun identique au précédent, au rythme des activités répétitives et minutieusement planifiés. Pourtant, ne vous y trompez-pas. Car dans cette ambiance faussement feutré, la course aux apparences fait rage, et la poignée de retraités se livrent en catimini une compétition sans merci. Au sein de ce petit monde cloisonné (qui n’est pas sans rappeler l’univers hiérarchisé et parfois impitoyable de l’école), on s’observe et se jauge à longueur de journée. Ici, la popularité des individus se mesure au nombre de visites qu’ils reçoivent et tous les moyens sont bons pour sauver coûte que coûte les apparences. Tandis que Mrs Palfrey, délaissée par sa fille et son petit-fils, prend chaque jour davantage conscience de l’abîme de solitude dans lequel elle se trouve, le destin va mettre sur sa route un jeune écrivain, dénommé Ludovic Myers qui, après avoir abandonné le théâtre pour se lancer dans l’écriture, travaille activement à la rédaction de son premier roman. Suite à une chute, il vole héroïquement au secours de la vieille dame en détresse. Mais c’est sur la base d’une espèce d’échange de bons procédés que s’établit réellement la relation qui va définitivement lier leurs destins. Dans cet arrangement implicite, chacun voit en effet dans l’autre un moyen de servir ses propres intérêts : lui est à la recherche d’un sujet d’étude pour son roman, elle a besoin d’un fils de substitution lui permettant de sauver les apparences. Ensemble, ils mettent sur pieds une véritable mise en scène afin d’éviter à la vieille dame d’essuyer ce qui s’apparenterait pour elle à une humiliation publique. Faisant passer le jeune homme pour son petit-fils, Mrs Palfrey tente ainsi de dissimuler aux yeux du monde l’étendue de sa solitude, et s’enfonce peu à peu dans ses mensonges.

Photo extraite du film « Mrs. Palfrey at the Claremont » de Dan Ireland (2005)

Ce choc des générations entre une vieille femme drapée dans sa dignité et un jeune homme désargenté et insouciant, se mue pourtant peu à peu en la rencontre émouvante de deux solitudes. Subtilement et avec une grande habileté, Elizabeth Taylor démontre ainsi que la solitude ne revêt pas toujours le visage que l’on croit et se cache souvent là où on ne l’attend pas. « Il n’y avait jamais eu de femme de ce genre dans la vie de Ludo – pas de tante gâteau, ni de nurse réconfortante ou de grandes soeurs qui ‘adoraient. Rien que sa mère et lui, vivant dans un espace trop étroit et se querellant. Il ne connaissait personne témoignant de ce respect intimidé pour les écrivains. »

___Avec un sens aiguisé de l’observation et une remarquable finesse psychologique, la romancière britannique dissèque les sentiments et sonde l’âme de ses personnages, tout en posant un regard d’une implacable lucidité sur la nature humaine. A travers les destins croisés de ces antihéros, elle explore et met ainsi à l’épreuve la sincérité des sentiments qui guident nos actes, et nous démontre en définitive que les liens du sang ne sont pas toujours les plus forts. « On avait emmené Mrs Arbuthnot faire une petite promenade en voiture et à présent, en cette fin de journée, elle était assise dans le salon, pâle et angoissée. Ses soeurs avaient réussi, non sans mal, à la déplacer un peu et quelque chose avait été accompli. Elle avait pris l’air, avait changé d’horizon et, pour elles deux, elle était censée aller mieux. Ses soeurs, en tout cas, allaient incontestablement mieux. Elles étaient, pour l’heure, agréablement occupées à boire un verre, les joues embrasées de soulagement, toutes à la satisfaction du devoir accompli. » p.66

La romancière Elizabeth Taylor

_ Elizabeth Taylor décrit également avec brio notre besoin de repères, notre attachement viscéral aux petits gestes qui régissent notre quotidien, le réconfort des habitudes, ces rituels qui nous rassurent… et nous rappelle que ce sont finalement le temps et les épreuves qui forgent nos vies et nos caractères. Comme pour mieux illustrer le changement d’état d’esprit qui s’opère chez ses personnages, la romancière rattache ainsi leur prise de conscience et leur lente évolution au mouvement des saisons. Et tandis que la grisaille hivernale cède peu à peu la place à l’air revigorant d’un printemps symbole de renouveau, elle nous rappelle que la vie n’est finalement qu’un éternel recommencement. Forte de toutes ces rencontres et d’une nouvelle vie à laquelle elle prend finalement goût, le Clarement et ses résidents s’imposent progressivement comme un nouveau foyer pour Mrs Palfrey. Bientôt, une nouvelle pensionnaire débarque à l’hôtel, renvoyant la vieille dame au souvenir de sa propre arrivée quelques mois auparavant. Et l’histoire peut ainsi se répéter…

___Dans ce roman qui joue sans cesse avec nos émotions, Elizabeth Taylor ne nous épargne aucun détail des affres de la vieillesse. Sans prendre de gants, elle évoque la lente décrépitude du corps et de l’esprit, la progressive perte d’autonomie et le spectre de la dépendance qui menace. Poussant le lecteur jusque dans ses derniers retranchements, elle le confronte, à travers le prisme de ses personnages, à ses angoisses les plus intimes et les plus refoulées. Une des principales forces de ce récit repose ainsi sur ce don rare et précieux qu’a Elizabeth Taylor de trouver à chaque instant les mots justes pour capter une émotion, un sentiment, un silence afin de lui donner une résonance particulière et une portée universelle.

« Une tâche épuisante, vieillir. C’est comme être un bébé, mais à l’envers. Dans la vie d’un nourrisson, chaque jour représente une nouvelle petite acquisition ; et pour les vieux, chaque jour représente une nouvelle petite perte. On oublie les noms, les dates ne signifient plus rien, les événements se confondent, les visages s’estompent. La petite enfance et la vieillesse sont des périodes harassantes. » p.226

___Si notre coeur se serre à de nombreuses reprises, ce n’est pourtant jamais sous l’impulsion de la pitié. D’un réalisme parfois cruel et dérangeant, ce portrait sans fard de la vieillesse ne sombre en effet jamais dans un pathétisme déplacé ou le misérabilisme. Car ce qui fait toute la singularité de cette oeuvre, c’est justement la capacité de son auteure à surmonter le caractère par essence tragique et immuable du temps qui passe afin d’en adoucir l’âpreté. Elizabeth Taylor est ainsi parvenue à extraire de cette description peu réjouissante de véritables moments de grâce, nourrissant son récit de ces petits bonheurs qui égaient le quotidien et de ces rencontres magiques qui donnent à l’existence tout son sel.

___De cette course désespérée contre le temps, le lecteur en connaît dès le départ l’inévitable issue. Si la conclusion se révèle donc sans surprise, la romancière parvient néanmoins à en adoucir la saveur. A partir de l’histoire, a priori convenue, d’une femme qui, se trouvant au crépuscule de sa vie, tente de trouver un sens ultime à son existence, Elizabeth Taylor en a ainsi tiré une fable à la portée universelle et une oeuvre magistrale, véhiculant un formidable message d’espoir.

Subtil mélange de réalisme, d’humour grinçant et de tendresse, Elizabeth Taylor signe avec « Mrs Palfrey, hôtel Claremont », un roman époustouflant qui nous fait passer du rire aux larmes en un instant et réveille les peurs et les angoisses tapies au fond de chacun de nous.

De cette description peu réjouissante du temps qui passe et nous use, Elizabeth Taylor parvient néanmoins à extraire de véritables moments de grâce, nourrissant son récit de ces petits bonheurs qui égaient le quotidien et de ces rencontres magiques qui donnent à l’existence tout son sel. Au fil des pages, on s’entiche de cette petite clique de retraités dont on suit les tribulations quotidiennes avec une infinie tendresse tout en étant subjugué par le réalisme parfois cruel de ce portrait de la vieillesse et du temps qui passe.

Porté par une narration à hauteur humaine, il y a, au coeur du roman d’Elizabeth Taylor, des thématiques universelles qui trouvent un écho en chacun d’entre nous: l’inexorable et angoissante fuite du temps, la peur de la vieillesse et de la solitude, les rencontres décisives qui changent nos vies, notre besoin viscéral d’être aimé et de donner un sens à notre existence… De cette fatalité que nous inspire la vieillesse, Elizabeth Taylor a su ainsi tirer une fable à la portée universelle et une oeuvre véhiculant un formidable message d’espoir.

« Mrs Palfrey, Hôtel Claremont », qui signe ma première rencontre avec la romancière Elizabeth Taylor, est donc une véritable révélation pour moi! Un de ces romans qui vous marquent et qui vous changent, vous faisant voir le monde avec un oeil nouveau. Après une première lecture aussi concluante, il va sans dire que je suis impatiente de renouer avec la plume de cette auteure! Angel sera ainsi une de mes toutes prochaines lectures. Un roman que je voulais déjà lire depuis plusieurs années et que je me réjouis donc de bientôt découvrir, tout comme son adaptation cinématographique !

Je remercie une fois encore chaleureusement les éditions Rivages pour cette magnifique révélation! 🙂