« Le mystère Blackthorn » de Kevin Sands

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Quatrième de couverture

Londres, 1665. Christopher Rowe, orphelin de 14 ans, a été recueilli par l’apothicaire Benedict Blackthorn, qui lui enseigne les secrets de ses potions et remèdes. Mais une série de meurtres endeuille la ville : les victimes sont toutes des apothicaires amis de Blackthorn. Le responsable en serait la secte de l’Archange, organisation occulte prête à tout pour s’emparer du pouvoir.
  • Mon opinion

★★★★☆

___Londres, 1665. Apothicaire réputé et respecté, Benedict Blackthorn a pris sous son aile le jeune Christopher Rowe, un orphelin de 14 ans. Depuis trois ans, le jeune garçon suit un apprentissage intensif afin d’élargir ses connaissances et de parfaire son savoir. Outre les cours quotidiens, Benedict lui transmet sa passion de la lecture, mettant à la disposition de l’adolescent de nombreux ouvrages sur tous les sujets susceptibles de stimuler l’esprit et l’imagination. Entre le maître et le jeune élève, s’est progressivement établie une véritable relation filiale.

A une époque où les frontières entre médecine, pharmacie, alchimie et sorcellerie sont encore très floues, la limite entre apothicairerie, charlatanisme et sciences occultes n’a jamais été aussi mince. Aussi bienveillant qu’exigeant, Blackthorn n’a de cesse de tester son jeune élève, mettant à l’épreuve aussi bien ses connaissances que son sens moral et son intégrité. Dans son officine, il l’initie chaque jour à l’art des potions, lui livre les fantastiques pouvoirs des plantes et les secrets de fabrication de précieux remèdes.

Mais alors qu’une série de crimes atroces vient secouer la ville et que l’étau se resserre autour de l’officine Blackthorn, notre jeune apprenti se retrouve malgré lui entraîné dans une enquête aussi ténébreuse que dangereuse. Lancé sur les traces du – ou des – instigateurs à l’origine d’une série de crimes visant les apothicaires de la ville, Christopher devra redoubler de sang-froid et mettre en application les précieux enseignements de son maître s’il veut résoudre cette énigme.

___Avec ce premier roman, Kevin Sands pose les bases d’un univers foisonnant et signe une intrigue remarquablement maîtrisée et méticuleusement orchestrée. Mais parce qu’il serait dommage de déflorer cette intrigue aussi captivante que riche en rebondissements, je ne dévoilerai rien de plus que ce que laisse sourdre la quatrième de couverture quant aux évènements auxquels notre jeune héros va se trouver confronté.

Kevin Sands, scientifique de formation (il a fait des études de physique/chimie), a clairement mis ses connaissances au service de cette intrigue haletante qui mêle avec brio aventure et Histoire. Fort de sa passion pour les sciences et les mystères, il déroule une intrigue parfaitement huilée et propulse avec une remarquable efficacité le lecteur au coeur du XVIIe siècle. Dans cet univers hostile, le jeune lecteur n’a d’autres choix que de rester en permanence sur ses gardes. Entre conspirations, langages codés, décryptage de codes secrets,… le romancier fait en permanence travailler l’esprit du lecteur, prenant un malin plaisir à multiplier les énigmes et à brouiller les pistes.

La large typographie et la mise en page aéré séduiront à coup sûr les jeunes lecteurs, alors que les plus âgés seront agréablement surpris par la noirceur de certains rebondissements et des développements inattendus imaginés par l’auteur. Quoique s’adressant à un lectorat jeunesse, Kevin Sands ne ménage en effet ni ses lecteurs ni ses personnages dans cette intrigue décidément sans concession. Soucieux d’un certain réalisme, l’auteur a en effet fait le choix d’une tonalité au diapason de l’époque où se situe l’action de son récit. De fait, le romancier n’épargne pas ses personnages donnant parfois lieu à des scènes d’une noirceur inattendue pour un récit jeunesse.

___Sous-couvert du simple récit de divertissement, « Le mystère de Blackthorn » soulève également des enjeux plus profonds, engageant notamment une quasi réflexion éthique sur l’utilisation des découvertes scientifiques. Objet de rivalité et de convoitise, la quête de la Prima Materia se trouve ici à l’origine des machinations les plus sombres. A travers cette recherche effrénée, l’auteur met ainsi en garde sur la soif du pouvoir et sur les conséquences qui peuvent résulter de l’exploitation de nouvelles connaissances laissées entre les mains d’esprits mal intentionnés ou nourrissant de funestes desseins. C’est aussi l’occasion pour le jeune lecteur de découvrir les modalités de formation au métier d’apothicaire et le quotidien harassant des apprentis à cette époque. Les journées sont longues et les tâches à accomplir souvent ingrates voire dangereuses.

___Pour cette première incursion dans la littérature jeunesse, Kevin Sands a assurément su trouver le juste dosage entre suspense, action et humour. En filigrane de cette intrigue fleurant bon le mystère et l’aventure, on retrouve aussi réunis tous les thèmes de prédilection de la littérature jeunesse : amitié, loyauté, solidarité,… autant de sujets tour à tour évoqués et valorisés au décours de cette histoire menée tambour battant et qui emporte le lecteur dans le cercle secret des apothicaires. Un monde mystérieux, à la fois à part et captivant.

Réunissant tous les ingrédients d’un bon roman jeunesse, « Le mystère de Blackthorn » est un savant cocktail aussi explosif qu’efficace. Riche d’un univers fouillé et porté par des personnages bien campés, ce premier tome pose les bases d’une série aussi inventive que prometteuse. De fait, rien d’étonnant à ce qu’Eoin Colfer apparaisse en quatrième de couverture tant le parallèle entre les univers de ces deux auteurs et leur approche de la littérature jeunesse sonnent comme une évidence.

Tout au long du récit, Kevin Sands prend soin de consolider les fondations de l’univers qu’il a soigneusement bâti et distille habilement de nombreux indices laissant augurer un futur volet. De surcroit, en choisissant de situer son récit au coeur de la ville Londres en l’an 1665, le romancier fournit à son intrigue un contexte historique de premier choix. Epidémie de peste, grand incendie de Londres,… l’Histoire en marche réserve autant d’évènements propices et de pistes à exploiter en vue de futures aventures… qui s’annoncent déjà comme palpitantes !

Je remercie Babelio et les éditions Bayard jeunesse pour cette lecture ! 🙂

« Darwin, tome 1 : À bord du Beagle » de Christian Clot et Fabien Bono

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Quatrième de couverture

1831. Charles Darwin, 22 ans, tout juste diplômé de Cambridge, est un passionné de la nature. Sur la recommandation de son professeur d’université, il embarque comme naturaliste à bord du Beagle, un navire de Sa Majesté lancé dans une mission scientifique de plusieurs années autour du globe. Débute alors une relation turbulente avec le commandant Fitz Roy qui partage son goût pour les sciences et les découvertes, mais moins ses idées humanistes… Au cours de son voyage, Darwin sera constamment émerveillé par la beauté de la nature et sa diversité. Élevé dans la plus pure tradition chrétienne, il verra sa foi mise à l’épreuve par ses différentes observations. Pourquoi Dieu a-t-il créé et détruit autant d’espèces ?
  • Mon opinion

★★★★★

Créée en 2012 par Christian Clot, la collection Explora de Glénat a pour objectif de faire (re)découvrir les grands explorateurs/exploratrices de notre histoire à travers le 9e art. Revenant sur les traces de ces grands aventuriers qui ont marqué l’Histoire et ont laissé leurs noms à la postérité, la collection rend ainsi hommage à ces hommes et ces femmes et à leurs découvertes. A ce jour, une dizaine de titres sont déjà parus. Publié en mars 2016, « Darwin, à bord du Beagle » revient sur la biographie du naturaliste qui a marqué la science et la théorie de l’évolution de son nom.

___Après avoir abandonné ses études de médecine (la vue du sang le révulsait), le jeune Charles Darwin se destine, conformément aux souhaits de son père, à devenir pasteur. En 1828, il reprend donc ses études en dilettante à Cambridge en vue de cet objectif. Là-bas, l’étudiant indolent fait la connaissance de John Stevens Henslow, professeur révérend qui enseigne la botanique, et avec lequel il se lie d’amitié. Ce dernier, décelant bientôt les qualités d’observation exceptionnelles de son élève et sa capacité à mettre en corrélation des faits a priori isolés pour en tirer des conclusions, le pousse à suivre des cours de géologie afin de compléter son savoir sur les sciences naturelles. Quelques temps plus tard, c’est aussi lui qui recommandera le jeune étudiant comme naturaliste à bord du Beagle, pour une expédition scientifique autour du monde. La mission ayant pour objectif d’effectuer des relevés cartographiques. Grâce à l’appui de son professeur (et après avoir réussi à convaincre son père), le naturaliste en herbe embarque finalement sur le navire sous le commandement du jeune Capitaine Robert Fitzroy. Il emmène dans ses bagages le livre de Charles Lyell, Principles of Geology, dans lequel l’auteur élabore les thèses d’uniformitarisme. A bord, Robert McCormick, le naturaliste officiel du navire, ne peut cependant pas souffrir le jeune étudiant, insupporté par les méthodes de travail et la façon d’être de son rival. Mais au-delà de cette guerre des égos, c’est surtout la confrontation de deux conceptions du rôle de naturaliste qui s’opposent à travers les deux hommes. Au simple travail d’observation, Darwin préfère le travail de terrain. Sa démarche intellectuelle visant à ne pas simplement se positionner en observateur de l’oeuvre de Dieu mais à la questionner agace profondément McCormick. D’abord septique quant aux compétences de Darwin, le commandant Fitz semble quant à lui de plus en plus apprécier les connaissances et l’esprit curieux du jeune naturaliste. Pouvant compter sur le soutien de ce dernier, Darwin peut donc poursuivre ses investigations et étoffer sa collection.

___Initialement prévue pour une durée de 2 ans, l’expédition s’étendra en réalité sur 5 ans. Au cours de ce périple, le jeune scientifique va progressivement voir toutes ses certitudes ébranlées. Sur le terrain, le jeune homme élevé dans la plus pure tradition chrétienne, soumet la théorie créationniste à l’épreuve des faits. D’observations en découvertes, Darwin amorce une lente réflexion qui aboutira à poser quelques temps plus tard les bases de sa théorie de l’évolution des espèces par la sélection naturelle.

___Avec « A bord du Beagle », Christian Clot et Fabio Bono nous embarquent au coeur d’une aventure scientifique et humaine aussi passionnante que dépaysante ! Un album minutieusement documenté et immersif à souhait qui nous entraîne sur les traces du grand penseur de l’évolution et nous invite à découvrir l’homme qui se cache derrière le portrait du vénérable vieillard à la longue barbe blanche.

Petit-fils d’un chercheur renommé, auteur de plusieurs ouvrages scientifiques, Charles Darwin a grandi dans une famille ouverte d’esprit et aux idées libérales. Collectionneur invétéré, il affectionne particulièrement les balades en pleine nature au cours desquelles il recueille et compile méticuleusement un nombre important de spécimens. En dépit de cette passion dévorante pour la nature et de son intérêt pour la botanique et la géologie, le jeune Darwin se révèle cependant un élève médiocre à la scolarité chaotique.

___ « A bord du Beagle » relate l’embarquement et les premiers mois de voyage de Darwin au cours d’une expédition qui va changer sa vie. Revenant sur la genèse de cette expédition qui a bouleversé notre perception du monde et a été le point de départ de l’une des plus grandes théories scientifiques, ce premier volet de 48 pages met par ailleurs bien en évidence la curiosité et l’intelligence de cet esprit libre-penseur. Aux côtés du reste de l’équipage, on assiste, fébrile, à la germination de la pensée scientifique d’un homme à l’intuition géniale et au sens de l’observation hors du commun.

Mais en filigrane du portrait de ce grand homme, c’est aussi celui de toute une époque que l’on découvre. L’esclavagisme, l’élan colonialiste au nom du devoir de civilisation des peuples, le poids et l’influence des croyances religieuses et du christianisme… autant de thématiques abordées qui permettent au lecteur de s’imprégner du contexte historique de l’époque et de mesurer pleinement la portée révolutionnaire des idées de Darwin.

___Spécialisé dans la BD à connotation historique, les illustrations à couper le souffle de Fabio Bono nous permettent de plonger de plain-pied au coeur des évènements. L’illustrateur a saisi avec brio la beauté insolente de cette nature sauvage et luxuriante ! On se laisse avec plaisir étourdir par l’abondance de détails de ses décors richement travaillés, ses mises en scène soignées et ces grands espaces servis par une mise en page aussi bien pensée que vertigineuse.

L’album se clôture en outre par un passionnant dossier documentaire, incluant notamment une partie de la biographie de Darwin. Le tome 2 (qui viendra achever ce dyptique) devrait quant à lui s’attarder plus en détails sur les théories évolutionnistes de Darwin et aborder la seconde partie de la vie du célèbre naturaliste.

___Une BD passionnante et érudite, à recommander tout particulièrement aux collégiens et lycéens afin de mieux appréhender ce grand scientifique à la trajectoire atypique !

Je remercie Babelio et les éditions Glénat pour cette formidable découverte !

« Tout ce qu’on ne s’est jamais dit » de Celeste Ng

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Quatrième de couverture

Lydia Lee, seize ans, est morte. Mais sa famille l’ignore encore… Élève modèle, ses parents ont placé en elle tous leurs espoirs. Sa mère, Marylin, femme au foyer, rêve que sa fille fasse les études de médecine qu’elle n’a pas pu accomplir. Son père, James, professeur d’université d’origine chinoise, a tant souffert de sa différence qu’il a hâte de la retrouver parfaitement intégrée sur le campus. Mais le corps de Lydia gît au fond d’un lac. Accident, meurtre ou suicide ? Lorsque l’adolescente est retrouvée, la famille Lee, en apparence si soudée, va devoir affronter ses secrets les mieux gardés.

Des secrets si longtemps enfouis qu’au fil du temps ils ont imperceptiblement éloigné ses membres, creusant des failles qui ne pourront sans doute jamais être comblées. Bien sûr, Tout ce qu’on ne s’est jamais dit distille un suspense d’une rare efficacité. Mais ce livre qu’on garde en soi très longtemps est bien plus que cela. Celeste Ng aborde la violence de la dynamique familiale, les difficultés de communication, le malaise adolescent, avec une intensité exceptionnelle qui évoque l’univers de Laura Kasischke.

  • Mon opinion

★★★★☆

___A vingt ans, Marilyn a déjà l’ambition chevillée au corps et aspire à des idéaux plus grands que ceux de sa mère. Nous sommes alors en plein coeur des années 50 et la jeune femme, élevée dans le respect des valeurs traditionnelles de la société américaine, entend bien contrarier les projets que sa mère nourrissait à son égard. Il faut dire que sa conception de l’épanouissement personnel est aux antipodes des siennes. Et l’image de la femme d’intérieur modèle doublée de l’épouse dévouée n’est définitivement pas à la hauteur des aspirations de l’étudiante. Ses plans de carrière sont déjà minutieusement échafaudés : attraper au vol l’ascenseur social et faire exploser le plafond de verre afin de devenir médecin – une profession qui reste à cette époque l’apanage des hommes. C’était sans compter sur sa rencontre avec James Lee, son jeune professeur, à peine plus âgé qu’elle et fraîchement diplômé. Quelques mois après le début de leur liaison, l’arrivée inopinée d’un premier bébé mettra en effet un brutal coup d’arrêt aux ambitions professionnelles de la jeune femme. Un deuxième enfant plus tard, celle qui a toujours refusé d’incarner l’image d’Épinal de la parfaite épouse et mère au foyer réalise peu à peu – non sans effroi – qu’elle est bel et bien devenue ce a quoi elle avait toujours voulu échappé…

Alors que Marilyn lutte contre ses regrets, James, de son côté, tente désespérément de trouver sa place dans la société. Se fondre dans le moule, mener une existence sans remous ni orage… telles sont les modestes aspirations de ce fils d’immigré chinois si désireux de correspondre au stéréotype américain, au risque parfois d’en frôler la caricature.

___Hantés par des désillusions personnelles et des opportunités manquées dont ils ne parviennent pas à faire le deuil, les parents de Lydia ont donc finalement reporté leurs espoirs sur les frêles épaules de leur fille. A seize ans, celle qui cristallise tous les rêves déçus de ses parents, se voit ainsi confier la lourde mission de réussir là où tous deux ont échoué. Fruit d’un mariage mixte entre une américaine et un père d’origine chinoise issu de l’immigration, l’adolescente a la délicate tâche de réparer les frustrations et les rêves brisés de ses parents. Dépositaire malgré elle de leurs rêves inassouvis et de leurs ambitions avortées, la jeune fille peine à assumer son statut d’enfant prodige. Véritable centre de gravité de la maisonnée, elle est celle qui concentre malgré elle toutes les attentions, pendant que son frère et sa soeur essaient eux aussi de vivre – à défaut d’exister – dans son ombre.

« Et Hannah ? Ils avaient installé sa chambre dans le grenier, où l’on conservait les choses dont on ne voulait pas, et même à mesure qu’elle grandissait, chacun d’entre eux oubliait, de façon fugace, qu’elle existait. »

Tandis que Marilyn imagine déjà sa fille prix Nobel de médecine, James, qui toute sa vie a subi les moqueries du fait de ses origines, rêve quant à lui de voir Lydia briller en société. Tiraillée entre les aspirations d’émancipation de sa mère et le désir d’intégration de son père, la jeune fille lutte pour ne pas sombrer. Dans ce combat permanent contre la pression sociale et familiale, Lydia pourra néanmoins longtemps compter sur le soutien admirable de son frère. Allié précieux, il est aussi avec Hannah (la benjamine) la victime collatérale de cette famille dysfonctionnelle qui achèvera de se disloquer avec la disparition de Lydia dans des circonstances troubles.

___Davantage qu’un thriller, c’est donc avant tout un remarquable roman psychologique que nous livre Celeste Ng. Un portrait au vitriol au cours duquel la romancière déterre soigneusement les secrets de chacun de ses personnages, décortique des rapports familiaux complexes, explore les consciences et lève progressivement le voile sur les non-dits. Sous le vernis des apparences, elle nous montre sans détour les rancoeurs qui gangrènent l’unité familiale, ainsi que les souffrances et les petites frustrations qui empoisonnent le quotidien. Décrivant avec une exceptionnelle justesse le malaise adolescent, elle en analyse les causes et démontre comment l’héritage familial peut parfois lourdement peser sur nos vies et les choix que nous faisons.

___Prise dans les rouages incontrôlables de cette machine à broyer les enfants et lentement phagocytée par les espoirs immenses que ses parents fondent en elle, Lydia devient sous nos yeux la victime d’une tragédie annoncée. Méticuleusement, Celeste Ng retrace le parcours de cette cellule familiale au bord de l’implosion, jusqu’à l’issue fatale et inéluctable. En filigrane de ce drame dont elle déroule le fil, c’est également un portrait féroce de l’Amérique qui se dessine : le racisme ordinaire, l’échec du modèle du melting-pot, le culte de l’individualisme, les revers du mythe de l’american way of life... Durant quelques 270 pages, le lecteur évolue dans ce microscome étouffant qui concentre toutes les obsessions et les angoisses de la société américaine. Un drame familial puissant et d’une grande subtilité, à découvrir absolument !

Merci à Babelio et aux éditions Sonatine pour cette belle révélation !

  • Extrait
« Marilyn ne serait pas comme sa mère, à pousser sa fille vers un foyer et un mari, vers une vie bien rangée entre quatre murs. Elle aiderait Lydia à faire tout ce dont elle serait capable. Elle consacrerait le restant de ses jours à la guider, à la protéger, comme on s’occupait d’un rosier de concours : l’aidant à grandir, le soutenant avec des tuteurs, courbant chaque tige pour qu’il soit parfait. »

« Le mystère de Lucy Lost » de Michael Morpurgo

Quatrième de couverture

Sur une île de l’archipel des Scilly, un pêcheur et son fils découvrent une jeune fille blessée et hagarde, à moitié morte de faim et de soif. Elle ne parvient à prononcer qu’un seul mot : Lucy. D’où vient-elle ? Est-elle une sirène ou plutôt, comme le laisse entendre la rumeur, une espionne au service des Allemands ? De l’autre côté de l’Atlantique, le Lusitania, l’un des plus rapides et splendides paquebots de son temps, quitte le port de New York.
A son bord, la jeune Merry, accompagnée de sa mère, s’apprête à rejoindre son père blessé sur le front et hospitalisé en Angleterre… L’histoire du Lusitania, torpillé pendant la Première Guerre mondiale et dont le destin tragique fait écho à celui du Titanic, a inspiré l’auteur de Cheval de guerre et du Royaume de Kensuké.
  • Mon opinion

★★☆☆☆

Michael Morpurgo

___Michael Morpurgo est un auteur jeunesse prolifique qui s’était déjà fait remarqué avec quelques-uns de ses précédents ouvrages parmi lesquels Cheval de guerre (adapté au cinéma par Steven Spielberg en 2011) ou encore Soldat Peaceful (récompensé par le prix Ado-Lisant en 2006 et presque considéré aujourd’hui comme un classique de la littérature jeunesse). Plébiscités par le public, ses livres sont régulièrement salués par la critique. En France, il est aussi l’un des rares auteurs anglophones à avoir été fait chevalier des Arts et des Lettres.

Né en 1943, Michael Morpurgo a été profondément marqué par les ravages humains et sociaux consécutifs au conflit de 39-45. La guerre est d’ailleurs un de ses thèmes de prédilection et figure comme l’un des sujets récurrents de ses histoires. « Le mystère de Lucy Lost », son dernier roman paru en France, ne fait pas exception, s’inscrivant dans la lignée de ses précédents ouvrages.

___C’est à partir d’une médaille détenue par sa famille et commémorant le naufrage du Lusitania que l’idée de ce roman a commencé à germer dans l’esprit de l’auteur. Désireux d’en apprendre plus sur les circonstances de ce drame, le romancier se lance dans un important travail de documentation, engrangeant de précieuses informations pour l’élaboration de son récit. Au cours de ses investigations, Michael Morpurgo tombe ainsi sur un article de presse relatant le sort à peine croyable d’une fillette découverte saine et sauve, juchée sur un piano flottant parmi les débris. Le récit extraordinaire de cet enfant miraculeusement rescapée du naufrage et s’accrochant à ce piano comme à la vie a inspiré à l’auteur l’histoire de Lucy Lost.

Médaille ayant inspiré l’histoire de Lucy Lost à Michael Morpurgo (photo de Michael Morpurgo)

___Difficile de percer le mystère de l’engouement général suscité par ce roman tant ma lecture fut laborieuse et ma déception de taille! Aborder la première guerre mondiale – un thème usé jusqu’à la corde – par le biais d’un épisode finalement peu connu semblait pourtant un parti-pris intéressant au premier abord. Le torpillage du Lusitania le 7 mai 1915 est en effet un bouleversement majeur qui contribua alors à faire basculer l’opinion américaine en faveur de la guerre. A l’occasion du centenaire de ce tragique évènement, l’hommage ainsi rendu par Michael Morpurgo et le devoir de mémoire dans lequel s’inscrit sa démarche est de fait éminemment louable. Pourtant, la noblesse des intentions ne parvient pas à occulter les nombreux défauts du roman…

___« Le mystère de Lucy Lost » suit la lente reconstruction d’une jeune fille fauchée par le destin qui voit le cours de sa vie heurter de plein fouet celui (ô combien tragique !) de l’Histoire. Rattrapée par la cruauté d’un monde en proie au chaos, où les adultes se déchirent et s’entretuent, Lucy devient la victime collatérale d’un conflit qui sévit jusque dans les océans. Se trouvant malgré elle projetée au coeur de la bataille, son innocence se trouve brutalement sacrifiée sur l’autel de la folie meurtrière et des haines versatiles.

Suite au naufrage du navire qui devait la conduire auprès de son père, Lucy est miraculeusement secourue avant de se retrouver livrée à elle-même, échouée dans l’archipel des îles Scilly. Recueillie quelques jours plus tard par une famille de pêcheurs, elle se lie bientôt d’amitié avec le garçon de la famille. Mais le violent traumatisme qu’elle vient de vivre semble avoir entraîné une amnésie chez la fillette qui s’est soudainement emmurée dans le silence. En dépit des multiples tentatives d’Alfie et de ses parents pour briser le mur de son silence, Lucy persiste dans son mutisme. Son comportement ne tarde pas à éveiller les soupçons les plus vifs chez les habitants de l’île qui commencent à suspecter la jeune fille d’être une espionne au service de l’ennemi. L’intense paranoïa qui sévit en ces temps de guerre combinée à l’inévitable promiscuité de cette petite communauté insulaire rend rapidement la vie difficile pour Lucy et sa famille d’adoption.

Esquisse du naufrage du Lusitania

___Dès les premières lignes, Michael Morpurgo ne fait aucun mystère quant au dénouement de son récit. Le romancier britannique ne déploie d’ailleurs pas des trésors d’imagination pour tenter de maintenir un semblant de suspense. L’histoire des origines de Lucy ainsi contée à rebours laisse en définitive peu de place aux effets de surprise. Souffrant de nombreuses longueurs, le récit se traîne et peine à tenir le lecteur en haleine, faute de rebondissements dignes de ce nom. L’intrigue, peu palpitante, tourne ainsi longtemps inutilement en rond, pâtissant d’un sérieux manque d’action.

___Déjà lourdement plombé par ce manque de rythme, le récit ne tarde pas à sombrer de surcroît dans tous les écueils du roman jeunesse : personnages manichéens, enfants adoptant des propos d’adulte, discours mélodramatiques empreints d’un idéalisme exacerbé… S’étirant sur plus de 400 pages, le récit s’essouffle rapidement et sombre dans les redondances et les discours bien-pensants. Une lourdeur et un étalage de détails inutiles qui paraissent d’ailleurs bien démesurés au regard de la teneur du message sous-jacent. Car force est de constater que cette lenteur dans l’enchaînement des évènements ne profite pas pour autant au fond de l’intrigue qui pâtit en outre d’un traitement relativement superficiel quant aux faits historiques évoqués. Ainsi, le naufrage du Lusitania ne sert en définitive que de prétexte à l’intrigue, sans que les circonstances entourant le drame ne soient réellement approfondies. Globalement, c’est d’ailleurs tout l’aspect historique du récit qui se trouve sous-exploité, faisant prendre l’eau à une histoire qui a déjà du sérieux plomb dans l’aile. Il faut dire que soucieux de se montrer pédagogue et de mettre son sujet à la portée de tous, Michael Morpurgo cède parfois à l’excès de zèle dans son désir de vulgarisation. L’auteur se livre à quelques reprises à des tentatives d’explications maladroites quant aux évènements historiques abordés au cours de son récit, et dont la tonalité du propos dénote franchement avec le fil habituel de la narration. Ces moments donnent ainsi lieu à des scènes peu crédibles et des dialogues surréalistes, dégoulinants de bons sentiments.

___Très convenue et sommairement exploitée, « Le mystère de Lucy Lost » offre en définitive aussi peu de divertissement que de matière à réflexion. Une vraie déception!

A l’occasion du centenaire du naufrage du Lusitania, torpillé par un sous-marin allemand lors de la première guerre mondiale, Michael Morpurgo se réapproprie cet évènement tragique pour livrer un roman sous la forme d’hommage. Malgré des intentions louables, le romancier britannique semble cependant avoir échoué à mettre le fruit de ses heures de recherches au service de son histoire. Son récit, avare en descriptions, manque en effet cruellement d’éléments permettant de l’ancrer efficacement dans le contexte historique de l’époque, rendant d’autant plus difficile l’exercice d’immersion pour le lecteur.

Cédant à toutes les facilités du roman jeunesse, le récit sombre en permanence dans l’écueil du manichéisme et de l’effusion de bons sentiments. Plombé par des longueurs à répétition et des dialogues mélodramatiques empreints d’idéalisme, l’intrigue traîne en longueur et s’enfonce peu à peu dans les redondances et les discours bien-pensants.

Avec ce roman, Michael Morpurgo n’éblouit donc ni par l’éclat de son style, ni par celui de son propos. Si les jeunes lecteurs se laisseront peut-être convaincre par cette histoire finalement très convenue, il sera en revanche plus difficile pour un adulte d’occulter les grosses ficelles du scénario. Peu de chance également que les curieux et ceux désireux d’en apprendre davantage sur le naufrage du Lusitania voient leurs attentes comblées par ce roman n’abordant en définitive que de façon sommaire ce tragique évènement.

Je remercie Babelio et les éditions Gallimard Jeunesse pour ce partenariat.

« L’invention des ailes » de Sue Monk Kidd

Quatrième de couverture

1803, Caroline du Sud. Fille d’une riche famille de Charleston, Sarah Grimké aspire dès le plus jeune âge à accomplir de grandes choses. Lorsque, pour ses onze ans, sa mère lui offre la petite Handful comme esclave personnelle, Sarah se dresse contre ce système inhumain. Entre les fillettes naît alors une véritable amitié, qui grandit au fil des années. Guidée par ses idéaux mais surtout par son affection pour Handful, Sarah n’abandonnera jamais l’espoir d’affranchir son amie.

Superbe ode à la liberté et au courage, L’Invention des ailes dépeint les destins entrecroisés de deux personnages inoubliables, à la force de caractère incroyable, unis par le même profond désir d’indépendance.

Mon opinion

★★★★★

___Dans une passionnante postface d’une dizaine de pages, l’auteure du « Secret des abeilles » revient sur la genèse de ce nouveau roman. Elle explique comment, au cours d’une visite au Brooklyn Museum, elle est ainsi tombée par hasard sur les noms de Sarah et Angelina Grimké, noyés au milieu de ceux de neuf cent quatre-vingt-dix-neuf femmes ayant grandement contribué à écrire l’histoire. Sue Monk Kidd s’étonne alors de ne jamais avoir entendu parler de ces deux soeurs, pourtant originaires de Charleston, en Caroline du Sud, la ville dans laquelle elle vivait à l’époque.

« Il s’est avéré que depuis plus de dix ans je passais régulièrement en voiture devant la maison des sœurs Grimké, que rien ne signalait, sans savoir que ces deux femmes avaient été les premières propagandistes de la cause abolitionniste et parmi les premières penseuses majeures du féminisme américain. Sarah fut la première femme aux États-Unis à rédiger un manifeste féministe complet et Angelina la première à s’exprimer devant une assemblée législative. À la fin des années 1830, elles étaient sans conteste les femmes les plus célèbres et les plus honnies d’Amérique, et pourtant elles n’étaient guère passées à la postérité, même dans leur ville natale. Que j’ignore leur existence relevait de mon insuffisance personnelle et venait confirmer le point de vue de Chicago selon lequel, au cours de l’histoire, on avait gommé en permanence les exploits des femmes. 

Sarah et Angelina sont nées au sein de la puissante et riche aristocratie de Charleston, une classe sociale équivalente à la catégorie anglaise de l’aristocratie terrienne. C’était des dames pieuses et raffinées qui évoluaient dans les cercles restreints de la bonne société et pourtant peu de femmes du XIXe siècle se sont aussi « mal conduites ». Elles ont subi une longue et douloureuse métamorphose, rompant avec leur famille, leur religion, leur terre natale et leurs traditions, devenant des exilées et même des parias à Charleston. Cinquante ans avant que Harriet Beecher Stowe n’écrive La Case de l’oncle Tom, œuvre totalement inspirée par American Slavery As It Is, un pamphlet rédigé par Sarah, Angelina et le mari d’Angelina, Theodore Weld, et publié en 1839, les sœurs Grimké s’étaient lancées dans une croisade non seulement pour l’émancipation immédiate des esclaves, mais également pour l’égalité raciale, une idée absolument radicale même chez les abolitionnistes. Et dix ans avant la Convention de Seneca Falls, impulsée par Lucretia Mott et Elizabeth Cady Stanton, les Grimké ont mené un combat dangereux pour les droits des femmes, essuyant les premiers et violents retours de bâton.» pp.465-466

Sue Monk Kidd ne tarde pas à voir dans l’histoire de ces deux soeurs un sujet de choix pour élaborer son prochain roman. Dans cette note, fourmillante de détails et d’informations précieuses relatives à la vie des soeurs Grimké ainsi qu’à l’origine et l’élaboration du récit qui s’en inspire, elle revient ainsi sur ses intentions, son méticuleux travail de recherche et justifie chacun de ses parti-pris. Surtout, elle détaille dans quelle mesure son oeuvre est restée fidèle aux évènements historiques et à quels moments elle s’en éloigne, allant jusqu’à évoquer les points de discorde entre les historiens concernant certains évènements.

___L’auteure a fait le choix d’une narration à hauteur d’enfant pour amorcer cette intrigue prenant racine dans la Caroline du Sud de la première moitié du XIXème siècle. Un procédé risqué mais qui dévoile néanmoins rapidement toute sa pertinence. On se prend très vite d’empathie pour ces enfants, par nature innocents, qui se trouvent confrontés à l’injustice d’une société de castes, pervertie par les préjugés et des dogmes dont ils peinent à saisir la cohérence et le bien-fondé. Sue Monk Kidd a ainsi merveilleusement capté les conflits intérieurs de cet âge charnière où le regard s’ouvre sur le monde et où la conscience s’éveille.

___Dans une société où les dés sont pipés dès la naissance et le destin tracé d’avance, il y a peu de place pour les rêves. Sarah ne tardera pas à en faire la douloureuse expérience. Alors que sa soif de connaissance ne semble connaître aucune limite et qu’elle rêve de devenir juriste, la jeune fille ne parvient pas à comprendre pourquoi, du simple fait de son sexe, elle ne bénéficie pas de la même instruction que ses frères et se trouve ainsi confronté à des perspectives d’avenir considérablement réduites.

___A 18 ans, contrainte d’enterrer son désir de devenir juriste, Sarah commence à vivre sa vie en partie à travers celle de sa plus jeune soeur, Angelina. Si la jeune femme reste fidèle à ses idées, elle est aussi parfois tentée de se laisser enfermée dans sa cage dorée : « Soirée après soirée, je supportais dans la solitude ces grandes cérémonies, révoltée par notre statut d’objet d’art et méprisant cette société qui se révélait tellement creuse ; pourtant, de façon inexplicable, je mourais d’envie d’être l’une de ces jeunes femmes. » p.126. Forte de sa responsabilité d’aînée et des désillusions qui ont marqué sa vie, Sarah ne baissera pourtant pas les bras, entraînant sa cadette dans le sillage de son combat : « Ma sœur et filleule, Angelina – qu’on appelait Nina, pour faire court –, avait déjà le visage ovale et la physionomie gracieuse dont avait été gratifiée notre sœur aînée Mary. Elle avait les yeux marron, les cheveux et les cils aussi foncés que la petite boîte en pierre dans laquelle je conservais autrefois mon précieux bouton. Ma bien-aimée Nina était d’une beauté frappante. Mieux encore, elle était dotée d’une intelligence très vive et montrait tous les signes d’une intrépidité sans faille. Elle était persuadée que rien ne lui était interdit, une idée que je m’efforçais d’encourager en dépit de la catastrophe qu’avait provoquée chez moi le fait de croire à ma propre intrépidité. »

___Si Sarah et Hetty aspirent toutes deux à un même objectif, à savoir conquérir une liberté dont les prive injustement les moeurs et les principes régissant la société de leur époque, leurs trajectoires diffèrent profondément dans les moyens mis en oeuvre pour mener leur combat. Souffrant de troubles de l’élocution et prisonnière de chaînes invisibles, le combat de Sarah est avant tout intérieur, visant à la fois à rompre avec la représentation que la société lui renvoie d’elle-même et s’extraire du chemin tout tracé qu’elle lui impose. Sarah comprend rapidement que c’est dans le savoir et l’éducation que se trouve la clé qui leur permettra de se libérer de leurs chaînes. Pour faire progresser ses idées et imposer ses opinions, elle aspire ainsi à une lutte pacifique, un message qu’elle s’efforcera de transmettre (tant bien que mal) à Hetty. Au fil des évènements, s’affirment ainsi deux personnalités bien différentes. Si Sarah mène une lutte plus spirituelle que démonstrative, le combat de Hetty (à l’instar de celui de sa mère) est quant à lui marqué par la violence et la rage. « Denmark était convaincu que rien ne pourrait changer si on ne versait pas le sang. Écroulée dans le fauteuil à bascule, je pensais à Nina, qui faisait la morale à cinq filles blanches gâtées ; à Sarah, qui supportait si mal le monde dans lequel elle vivait qu’elle avait dû le quitter, et, même si je sentais à quel point leurs actes étaient empreints de bonté, j’avais l’impression que les leçons de morale et les départs ne pesaient pas bien lourd quand il s’agissait de vaincre tant de cruauté.

Le châtiment était imminent et c’était à nous de l’infliger. On en passerait par le sang. C’était le seul et unique moyen, non ? » p.302

___Abordé depuis notre société actuelle et avec les deux siècles de recul que nous avons, le lecteur ne peut qu’approuver les observations et partager les sentiments d’indignation et d’injustice ressentis par les deux héroïnes. Sue Monk Kidd ne cède cependant jamais à l’écueil d’une vision binaire des évènements qui mettrait en opposition les femmes aux hommes et les esclaves aux propriétaires. La force de son roman se trouve justement dans le sens des nuances, cette capacité à ne pas se contenter d’une approche manichéenne, mais bien d’aller au fond des choses, remettant en cause les fondements même de cette société tout entière, qui empêche aussi bien une femme de devenir juriste qu’à son frère d’étudier la théologie.

« Je veux être prêtre, dit-il. Dans moins d’un an, je dois suivre John à Yale mais on me traite comme si j’étais incapable de réfléchir par moi-même. Père croit que je ne connais pas mon propre esprit, mais je le connais, bel et bien.

— Il n’acceptera pas de te laisser étudier la théologie ?

— J’ai imploré sa bénédiction hier soir et il me l’a refusée. »

___Dans ce roman choral à deux voix, Sue Monk Kidd met ainsi en perspectives les trajectoires chaotiques de ces deux femmes victimes d’ostracisme. Au-delà de la grande finesse psychologique que cette alternance de narration suppose, c’est aussi un remarquable exercice de style auquel se livre ici l’auteure, parvenant à donner à chaque personnage sa propre voix, à la fois unique et parfaitement identifiable. Chaque mouvement de narration s’accompagne ainsi d’un changement dans la manière de raconter les évènements et de retranscrire les émotions. Et même lorsqu’elle se fait la voix de Hetty, dont l’éducation et le vocabulaire ne lui permettent pas de jouer avec les subtilités et les libertés de la langue, la plume de Sue Monk Kidd est capable de fulgurances stylistiques et de véritables moments de poésie.

___On pourra certes reprocher certaines faiblesses à ce récit mêlant avec brio petite et grande Histoire. Pour accentuer la force de son propos, l’auteure cède ainsi parfois à un symbolisme excessif, faisant perdre à sa démonstration de sa subtilité. Il serait néanmoins cruel de s’arrêter à ces petites maladresses, tant elles paraissent bien insignifiantes au regard de ce roman historique époustouflant, à la fois remarquablement documenté et magistralement orchestré !

Je remercie Babelio et les éditions JC Lattès pour cette belle découverte!

  • Extraits

« Depuis presque un an, Père détournait la tête chaque fois que je passais sous le nez de Mr. Washington pour piller la bibliothèque. John, Thomas et Frederick étaient libres de piocher dans son vaste trésor – des ouvrages de droit, de géographie, de philosophie, de théologie, d’histoire, de botanique, de poésie et les humanités grecques –, tandis qu’il était officiellement interdit à Mary et moi d’en lire une ligne. Apparemment, Mary ne s’intéressait guère aux livres mais moi… j’en rêvais dans mon sommeil. Je ne parvenais pas à mettre en mots l’amour que je leur portais, même quand j’en parlais à Thomas. Il me désignait certains volumes et me faisait réciter les déclinaisons latines. Il était le seul à savoir à quel point je désirais désespérément m’instruire, au-delà de ce que j’apprenais livrée aux mains de Mme Ruffin, ma préceptrice et mon fléau français. » p.31

« De plus en plus souvent, durant ces cours, j’étais prise d’envies impératives, de douleurs inconnues et torrentielles qui venaient me submerger le cœur. Je voulais savoir des choses, je voulais devenir quelqu’un. Oh, être un fils ! J’adorais Père parce qu’il me traitait presque comme un fils en me permettant d’entrer et sortir librement de sa bibliothèque. » p.32

« Évidemment, je savais que les femmes ne devenaient pas avocats. Pour une femme, rien n’était possible sauf la sphère domestique et ces fleurs minuscules tracées sur les pages de mon cahier de dessin. Pour une femme, aspirer à devenir avocat – eh bien, il était possible que cela provoquât la fin du monde. […]Les troubles de ma voix ne seraient pas un obstacle, mais une contrainte. Une contrainte qui me rendrait forte et j’allais avoir besoin de force.» p.34

« J’ai fermé la porte et j’ai ouvert les livres de Miss Sarah. Je me suis assise à son bureau et j’ai tourné les pages, l’une après l’autre, en regardant ce qui ressemblait à des petits bouts de dentelle noire posés sur le papier. Ces signes étaient beaux mais je ne voyais pas quel autre usage ils auraient que confusionner le monde. » p.52

« Père croisa les bras sur sa chemise blanche et me dévisagea de sous le rempart intact de ses sourcils. Il avait les yeux brun clair, exempts de toute compassion et ce fut alors que je vis pour la première fois mon père tel qu’il était vraiment – un homme qui accordait plus de valeur aux principes qu’à l’amour. » p.94

« Elle [Sarah] était coincée, exactement comme moi, mais elle, elle était prisonnière de son esprit, de l’esprit de ceux qui l’entouraient, pas par la loi. À l’Église africaine, Mr. Vesey répétait souvent : « Faites attention, vous pouvez être deux fois esclave, une fois dans votre corps et une fois dans votre esprit. »
J’ai essayé de lui expliquer ça. « Mon corps est peut-être esclave mais pas mon esprit. Pour vous, c’est l’inverse. »
Elle a cligné des paupières et les larmes sont montées, à nouveau, aussi étincelantes que du verre taillé. » p.268