« Andersen, les ombres d’un conteur » de Nathalie Ferlut

fillenavigua

Quatrième de couverture

Dans les contes, quand un paysan trouve une pièce d’or, il change sa vie avec ! Imagine un peu ce que serait ton aventure à toi ! Ton conte, ta belle histoire ! Tu pourrais être si grand ! Eventyr ! Eventyr !
  • Mon opinion

★★★★★

___Gravé dans l’imaginaire collectif, le nom d’Andersen est associé à de nombreux contes de fées qui bercèrent notre enfance.et celle de plusieurs générations. Le vilain petit canard, le soldat de plomb, la petite fille aux allumettes, la reine des neiges, la petite sirène, … derrière toutes ces histoires passées à la postérité du patrimoine littéraire, se cache en réalité un artiste complet, à la fois chanteur, danseur, poète, romancier et novelliste.

C’est à la rencontre de cet auteur d’origine danoise que nous convie Nathalie Ferlut à travers un album mâtiné de poésie qui retrace le fil d’une existence peuplée de voyages, de rencontres, mais aussi de blessures et de désillusions. Nous dévoilant les parts d’ombres et de lumière d’un artiste à la personnalité atypique et fantasque, elle nous livre à travers ce portrait les clés de compréhension de l’oeuvre de ce merveilleux conteur d’histoires.

« Il aimait être ce personnage de conte : un fils de cordonnier qui avait eu de la chance, et faisait son miel de tout ce qu’il voyait, entendait, ressentait. »

___De la misère des campagnes danoises à la bourgeoisie de Copenhague, le destin exceptionnel d’Andersen est digne de ceux des personnages nés sous sa plume. Parti de rien, il réussit à force de volonté et de travail à s’élever dans la société danoise de l’époque et à s’imposer par son talent.

Porté par ses rêves de succès, son opiniâtreté et une persévérance à toute épreuve, le jeune « poète en bourgeon » parvient à s’attirer la sympathie de personnages influents, parmi lesquels Jonas Collin, conseiller d’Etat. Ce dernier, estimant que l’instruction de l’adolescent laisse à désirer, s’assure alors de parfaire l’éducation de son protégé en lui obtenant une bourse d’études et une place à l’école. Mais là-bas, l’imagination fertile de ce fils de cordonnier se heurte très vite à ce milieu bourgeois et guindé. L’ambiance studieuse et l’esprit rigide font du lieu un environnement hostile à l’épanouissement du jeune homme, étouffant les aspirations artistiques et la fantaisie de cet élève médiocre.

Sa quête de reconnaissance le conduit plus tard à voyager à travers l’Europe où il multipliera les rencontres les plus prestigieuses (Dickens, Balzac…). Si de nombreux individus ne feront que traverser son existence, une rencontre bouleversera néanmoins sa vie : celle d’Edvard Collin, le fils de son protecteur. Ami de toute une vie et frère de coeur, il entretiendra jusqu’à sa mort avec ce dernier une relation ambiguë et tumultueuse. A la fois son premier lecteur, son correcteur et son avocat, Collin devient bientôt l’objet d’un amour platonique et non réciproque pour le poète. Leurs querelles récurrentes ainsi que la mise en parallèle des destins des deux hommes offre par ailleurs un contraste révélateur de la fracture entre élan artistique et milieu conservateur dans la société de l’époque.

___Entre moments heureux et abysses de solitude, Nathalie Ferlut retrace le destin de cet idéaliste à l’acharnement peu commun, déterminé à forcer le destin pour devenir célèbre. Loin de se contenter d’un simple récit factuel, l’illustratrice sonde les tréfonds de l’âme de son sujet, explore ses failles et ses zones d’ombre afin de nous livrer une étude de caractère complète, à la fois maîtrisée et magistralement menée.

Derrière ce personnage fantasque et excentrique se dessine progressivement le portrait en creux d’un éternel enfant, sorte de Peter Pan, qui semble éprouver les plus vives difficultés à s’adapter au monde réel et à trouver sa place dans une société où il refuse de grandir. Susceptible, capricieux, égocentrique, peureux, maladroit… le parcours de vie d’Andersen fait apparaître un individu tour à tour attachant et insupportable, amoureux de la vie et en soif de reconnaissance qui garda toute sa vie son âme d’enfant.

___Véritable invitation aussi bien dans l’imaginaire que dans la vie d’Andersen, l’album de Nathalie Ferlut est également une vraie prouesse artistique. Afin de retracer la vie du célèbre conteur, l’ouvrage épouse en effet la mise en forme d’un recueil de contes et convoque les personnages nés sous la plume d’Andersen. Grâce à un procédé ingénieux, la dessinatrice propose en effet aux lecteurs une mise en abyme sensible et poétique de l’œuvre d’Andersen, s’appuyant pour sa narration sur les personnages emblématiques des contes de l’auteur. En filigrane des évènements, le lecteur voit ainsi se succéder plusieurs de ses protagonistes les plus célèbres, parmi lesquels le petit soldat de plomb, la bergère et le ramoneur ou encore la petite poucette. Leur apparition ne se cantonne pas au simple rôle de caméo. Outre le rôle actif qu’ils occupent dans la narration, ils incarnent surtout la petite conscience d’Andersen, témoins de ses dilemmes intérieurs et des doutes qui le rongent. Une construction habile qui permet à la dessinatrice d’appuyer son propos et d’étayer sa démonstration. Car au-delà du simple effet de style, ce procédé astucieux montre surtout de quelle façon ce grand conteur d’histoires puisa son inspiration à même sa vie ; ses histoires et ses personnages se nourrissant autant de son imaginaire que de son vécu. De fait, ses récits se révèlent être autant l’expression de son imagination que celle de ses peurs les plus intimes et les plus profondes. Pour Andersen, l’écriture est une entreprise aussi vitale que cathartique ; le moyen d’exorciser les fantômes qui le hantent et d’apprivoiser ses démons en couchant sur le papier les personnages qui peuplent son imaginaire.

___Le dessin vaporeux et le trait mouvant de Nathalie Ferlut combinés à des teintes chatoyantes s’allient à merveille pour créer une atmosphère onirique et envoûtante à souhait, où se confondent en permanence réalité et imaginaire. Son trait dynamique et expressif restitue avec brio l’esprit bouillonnant et torturé de son sujet, donnant au récit une impression de mouvement permanent. Tantôt relâché ou précis, figuratif ou abstrait, Nathalie Ferlut nuance son style au gré des évènements évoqués, éveillant avec justesse un florilège d’émotions chez le lecteur.

Avec Les ombres d’Andersen, Nathalie Ferlut revisite la vie du conteur par le biais de ses créations et de ses personnages, signant une oeuvre singulière, créative et envoûtante. Destiné avant tout aux grands enfants, ce biopic graphique trouve le juste équilibre entre narration et émotions, aboutissant à un portrait délicat et tout en finesse d’un homme-enfant au destin exceptionnel. Nul doute qu’une fois cet album refermé, les contes d’Andersen résonneront avec une acuité nouvelle aux oreilles du lecteur…

Je remercie infiniment les éditions Casterman pour cette lecture envoutante !

« Elisabeth Ire » de Vincent Delmas, Christophe Regnault, Andrea Meloni et Michel Duchein

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Quatrième de couverture

Fille du roi Henri VIII, Elisabeth Tudor accède au trône d’Angleterre au cœur de nombreux remous politiques. En rivalité avec sa demi-sœur Marie Tudor, elle est celle qui parviendra finalement à restituer la stabilité du royaume sous l’autorité royale, coupant les liens avec le Pape en créant l’Église protestante d’Angleterre. Elle est également celle qui parviendra à imposer sa féminité dans un monde d’hommes. Éternelle vierge, elle ne se mariera jamais et verra la lignée Tudor s’éteindre avec elle.

Découvrez le destin de l’une des figures les plus célèbres de l’histoire d’Angleterre. Celle dont le règne, associé à l’épanouissement du théâtre anglais – représenté par William Shakespeare et Christopher Marlowe – et aux prouesses maritimes d’aventuriers comme Francis Drake, signe l’apogée de la Renaissance anglaise.

  • Mon opinion

★★★★★

___Pour quiconque témoigne d’un intérêt marqué pour la dynastie Tudor ou pour Elisabeth Ire, le nom de Michel Duchein sonne comme une référence sur le sujet. L’historien, auteur de nombreux ouvrages consacrés à divers souverains britanniques, fait figure d’autorité en la matière. De fait, retrouver ainsi le nom de ce spécialiste parmi les auteurs ayant participé à la réalisation de cette BD ne pouvait que me conforter dans l’idée de me la procurer.  S’inscrivant dans la collection « Ils ont fait l’Histoire » de Glénat, cette biographie, réalisée en collaboration avec les éditions Fayard, revient sur le règne de l’un des plus grands monarques de l’Histoire.

___Fruit des amours tumultueuses d’Henri VIII et d’Anne Boleyn (que ce dernier fera exécuter), Elisabeth est passée par les affres de bien des tourments avant de monter sur le trône. Couronnée reine le15 janvier 1559 en l’abbaye de Westminster, elle est la dernière Tudor à accéder au trône d’Angleterre. Son règne, qui s’étendra sur 45 ans, débute sur fond de nombreux remous politiques et d’une grande instabilité religieuse. Marquée par de nombreuses manigances politiques, la rupture avec la papauté ou encore la création de l’Elise protestante d’Angleterre, l’ère élisabéthaine (1558-1603) marque également l’apogée de la Renaissance anglaise avec l’essor sans précédent des arts et de la culture. Le théâtre florissant sous la plume du dramaturge William Shakespeare en est d’ailleurs l’une des plus belles représentations !

___Si personne ne conteste le rôle majeur qu’Elisabeth Ière joua dans l’Histoire d’Angleterre, sa personnalité complexe et ambiguë lui valut autant d’admirateurs que de détracteurs. Portée aux nues par certains, conspuée par d’autres, celle que l’on surnomme « la reine vierge » cultive aussi bien le mystère que les paradoxes. Colérique, versatile, austère, calculatrice… Elisabeth est de fait parfois présentée comme une souveraine aigrie, indécise et antipathique. Pourtant, ce n’est qu’à l’aune de son histoire personnelle et du contexte trouble de son époque qu’il convient d’appréhender la personnalité et les réactions de cette femme à la destinée exceptionnelle. Refusant tout parti-pris ou portrait à charge, Vincent Delmas, Michel Duchein, Christophe Regnault et Andrea Meloni parviennent avec cette biographie sérieuse et visuellement époustouflante, à restituer toute la complexité de cette reine hors du commun et à en dresser un portrait psychologique remarquable de nuances au vu d’un format si condensé.

Vivant sous la menace permanente d’une trahison ou d’un complot visant à la destituer, pressée par ses conseillers de se marier afin d’asseoir les intérêts de la couronne d’Angleterre et d’assurer sa succession, on comprend mieux les sautes d’humeur de la souveraine face à ces attaques permanentes et répétées. A la lumière de tous ces éléments essentiels ici parfaitement restitués par les auteurs, Elisabeth Ire apparaît ainsi davantage comme une femme avisée, prudente et intelligente que comme une monarque narcissique, froide et calculatrice. Nul doute qu’il fallut en effet à la souveraine user de toute son intelligence et de sa force de caractère pour ne pas tomber dans les nombreux pièges de la cour ou autres complots ourdis par l’entourage de sa cousine catholique. Sachant se montrer fine tacticienne dès lors que les circonstances l’exigent, elle avance avec prudence en matière de questions religieuses et revendique une totale indépendance d’esprit.

Entre nécessité d’asseoir son autorité et indispensable devoir de compromis, cette évocation du règne d’Elisabeth met ainsi parfaitement en évidence le difficile exercice du pouvoir, a fortiori lorsqu’on est une femme. S’estimant mariée au royaume d’Angleterre, Elisabeth Ire forge sa légende sur son célibat. Dans ce monde d’hommes où se mêlent conflits d’intérêts personnels, politiques et jeux de dupes diplomatiques, elle entend conserver sa couronne et son pouvoir. Un règne sans partage aussi bien marqué par sa longévité que par les quelques personnalités récurrentes que compte son entourage. La reine s’est en effet très vite entourée d’un cercle restreint de proches conseillers qui lui restèrent toujours fidèles, parmi lesquels William Cecil, Walsingham… et l’incontournable Robert Dudley.

Au coeur de la narration, on retrouve ainsi évoquées la question lancinante du mariage, ses rapports ambigus avec Robert Dudley ou encore sa rivalité avec Marie Stuart. A ce sujet, il semble probable que celle qui revendiqua et affirma son indépendance à une époque patriarcale, nourrissait en catimini quelque jalousie envers sa cousine. Leur lutte sans merci mènera finalement Marie Stuart à l’échafaud et entraînera Elisabeth à un affrontement historique avec l’Espagne. Qualifiée d’invincible, l’armada espagnole sera pourtant finalement vaincue par l’armée anglaise ; permettant ainsi à la victorieuse Elisabeth d’entrer un peu plus dans la légende.

___Soucieux d’intégrer tous les événements marquants de son règne tout en devant composer avec un format court, les auteurs ont dû opérer quelques coupes dans la chronologie. Autant d’ellipses temporelles et de raccourcis qui pourront à n’en pas douter déstabiliser certains lecteurs. De fait, la multiplicité des enjeux politiques et religieux sous-tendus par le sujet semblent réserver davantage cet album à un public un minimum connaisseur, ou en tout cas déjà familiarisé avec le contexte et les protagonistes impliqués. Afin d’essayer de pallier à cette difficulté et de combler les éventuels chaînons manquants, le récit est complétée d’un dossier illustré de 7 pages, qui permet de revenir sur les évènements majeurs du règne d’Elisabeth tout en les remettant dans le contexte de l’époque.

Le dessin réaliste de Christophe Regnault et Andrea Meloni nous fait plonger de plain-pied dans le siècle élisabéthain, au coeur des jeux de pouvoir et des évènements majeurs qui marquèrent cette période et dont les auteurs nous livrent ici le récit palpitant. Avec cette biographie, ils nous offrent surtout un portrait nuancé et réaliste d’une reine emblématique et charismatique qui joua un rôle majeur dans l’histoire de l’Angleterre et devint un mythe de son vivant. Pour bâtir cet album, les auteurs se sont appuyés sur une solide documentation et de multiples sources, aussi bien à charge que partisanes, dans lesquelles ils ont dû entreprendre un tri rigoureux, afin de coller au mieux à la « vérité historique ». Format court oblige, on regrettera que l’album ne revienne pas sur l’enfance et les jeunes années d’Elisabeth. Mais quelles que soient les zones d’ombre et les incertitudes entourant sa vie privée ou son caractère, Elisabeth Ire n’en demeure pas moins une figure historique fascinante. Profondément dévouée à son peuple et à la cause de son pays, elle hissera son royaume au rang des plus grandes puissances de la Renaissance.

Je remercie infiniment les éditions Glénat pour cette belle découverte !

« Anne et la maison aux pignons verts » de Lucy Maud Montgomery

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Quatrième de couverture

Sur le quai de la gare, Matthew attend l’orphelin qui les aidera, sa sœur Marilla et lui, à la ferme. Mais c’est une petite rouquine aux yeux pétillants qui se présente… N’ayant pas le cœur de la renvoyer, Matthew la ramène à Avonlea. Extrêmement attachante, Anne va rapidement séduire son entourage par son courage, sa détermination et sa débrouillardise.

À travers le récit de la vie d’Anne Shirley, une jeune orpheline, l’auteur nous invite à partager la vie des habitants de l’ïle-du-Prince-Edouard, au début du siècle dernier.

S’amuser de la magie des mots, rire de ses propres défauts, s’émerveiller face à la nature…

Voici un roman feel-good inoubliable, plein de malice.

  • Mon opinion

★★★★★

___Premier tome d’une série jeunesse incontournable outre-Atlantique, « Anne et la maison aux pignons verts » est depuis longtemps considéré comme un classique de la littérature canadienne. Un succès sans précédent qui n’a cependant jamais réussi à franchir nos frontières pour véritablement s’imposer en France. Bien moins connues chez nous, les aventures d’Anne n’avaient pas été rééditées depuis plusieurs années et restent de fait assez difficiles à se procurer. Une injustice que les éditions Zethel semblent déterminées à réparer en publiant cette année une réédition du premier tome. Une formidable initiative et une occasion en or de découvrir une héroïne aussi malicieuse que terriblement attachante !

___Après la mort de ses parents, Anne Shirley, âgée de 11 ans, se retrouve un temps ballotée de foyer en foyer avant d’atterrir à l’orphelinat de Hopetown, en Nouvelle-Ecosse. De là, elle est finalement recueillie par Marilla et Matthew Cuthbert, dans une ferme à Avonlea. Le frère et la soeur, qui s’attendaient à accueillir un petit garçon pour venir les aider aux travaux de la ferme, se trouvent totalement désemparés en voyant ainsi débarquer cette frêle fillette à la crinière flamboyante !

D’abord propulsée là par erreur, l’irruption d’Anne au milieu de ces deux individus discrets et peu loquaces va pourtant faire des étincelles. De fait, la petite orpheline à l’imagination débordante et à la langue bien pendue introduit autant de vie que de bonne humeur au sein du foyer Cuthbert. Jour après jour, Anne va ainsi rétablir le dialogue et resserrer les liens entre Mathew et Marilla. Tel un ange tombé du ciel, sa personnalité solaire illumine la maison et apporte de la chaleur dans le foyer. S’il est souvent bien difficile pour Marilla et Matthew de suivre le fil décousu des pensées de la fillette qui se laisse parfois porter par les élans de son imagination, tous deux tombent rapidement sous le charme de la fraîcheur et de la spontanéité de l’enfant. Touchés par l’histoire d’Anne et séduits par son tempérament, les Cuthbert n’ont bientôt plus le coeur à renvoyer leur protégée à l’orphelinat, et décident finalement de prendre en main son éducation.

« Quelle existence sans amour et sans consolations cette enfant avait connue ! Une petite vie de misérable esclave, solitaire et négligée ; Marilla était assez fine pour lire entre les lignes de l’histoire d’Anne, et pour deviner la vérité. Il n’était guère surprenant qu’elle eût été si enchantée à l’idée d’avoir enfin un chez-soi. » p70

___Depuis sa chambre du pignon est, Anne laisse jour après jour vagabonder son imagination dans ce décor bucolique. Curieuse et vive, elle se satisfait des bonheurs simples et des petites joies du quotidien. Avec ses yeux d’enfant, elle n’a pas son pareil pour s’émerveiller des détails les plus anodins, faisant voir à son entourage le monde sous un jour nouveau et en révélant des beautés insoupçonnées.

« Les yeux d’Anne, épris de beauté, s’attardaient sur le moindre détail, dévorant tout avec une immense gourmandise ; elle avait vu, dans sa vie, tant de lieux parfaitement laids, la pauvre enfant, que cet endroit était aussi beau que ses rêves les plus fous. » p.55

___A Avonlea, les ailes de son imagination fertile ne semblent connaître aucun obstacle. A peine arrivée à Green Gables, Anne s’approprie les lieux, rebaptisant les routes et les cours d’eau afin de leur donner des connotations féériques. Eprise de liberté et amoureuse de la nature, la fillette parle aux arbres et aux fleurs et multiplie les expéditions enchanteresses avant d’assourdir ses parents adoptifs du récit éclatant de ses découvertes. A ses côtés, le quotidien terne et monotone des deux fermiers laisse place à une vie plus mouvementée et riche d’aventures.

Petit bout d’humanité abandonné qui ne manque pas d’audace, Anne conquiert avec succès les coeurs de tous ceux qui l’entourent. Avec son optimisme sans faille et son enthousiasme inébranlable, elle sera d’ailleurs la seule à parvenir à fendre peu à peu la carapace du taciturne Matthew : « […] Matthew et moi, nous sommes si proches que je peux lire dans ses pensées comme dans un livre. » « Ils étaient les deux meilleurs amis du monde, et Matthew remerciait chaque jour la Providence de ne pas avoir à réglementer l’éducation de la petite. C’était là une responsabilité qui incombait à Marilla, et à elle seule ; si elle lui avait échue, il se serait trouvé sans cesse déchiré entre son affection pour Anne et son sens du devoir. » p.297 Jour après jour, on assiste à l’éclosion de sentiments de plus en plus forts dans le coeur de Matthew et Marilla. Leur attitude, résolument protectrice et attentionnée à l’égard de la fillette, témoignent d’un instinct parental sincère et affirmé.

___Avec ce livre respirant de bons sentiments et d’humanité, Lucy Maud Montgomery parvient à nous faire passer du rire aux larmes en quelques pages. Au-delà du simple roman jeunesse, « Anne et la maison aux pignons verts » est aussi un formidable roman d’apprentissage, qui aborde avec justesse les thèmes de la résilience, de la famille, de l’amitié ou encore du passage à l’âge adulte. Naïve, maladroite, fière et susceptible, Anne porte en elle tous les défauts de l’enfance. Gilbert Blythe, un de ses camarades de classe, l’apprendra d’ailleurs à ses dépens. Suite à une boutade, le garçon s’attirera en effet les foudres d’Anne et fera les frais de sa rancune tenace de nombreuses années. Blessée dans son orgueil, la fillette entretiendra longtemps avec son ennemi fraternel une compétition féroce, dont elle saura cependant tirer une force qui la poussera à se dépasser.

« « Tout feu tout flamme » comme elle l’était, les plaisirs et les chagrins de l’existence l’atteignaient avec une intensité exacerbée. » p.275

Aussi facétieuse que désarmante de sincérité, Anne est une héroïne irrésistible dont on suit les tribulations avec bonheur ! Certaines des péripéties de cette gamine débordante d’imagination (à l’instar de l’épisode du sirop de framboise ou gâteau à la vanille) ne sont d’ailleurs pas sans rappeler celles du personnage de Sophie de la Comtesse de Ségur. De fait, l’insatiable curiosité et le sens de la répartie de cette fillette au caractère bien trempé lui vaudront bien quelques ennuis; mais sa détermination, sa noblesse d’âme et son coeur d’or auront finalement raison de toutes ses erreurs.

« Marilla en était presque venue à désespérer de pouvoir jamais transformer cette enfant abandonnée en petite fille modèle aux manières posées et au comportement distingué. Elle n’aurait pas accepté d’admettre, en fait, qu’elle préférait infiniment qu’Anne demeurât comme elle l’était. » p.275

___Vive, sensible et impétueuse, les excès de son caractère se nuancent pourtant peu à peu, au gré des expériences et des épreuves auxquelles elle se trouve confrontée. A mesure que les années passent, la jeune effrontée un brin sauvage se métamorphose en jeune fille plus douce et posée. Plus réfléchie, ses jugements se font moins définitifs et péremptoires.

Parvenir à composer avec son histoire (aussi douloureuse soit-elle), se nourrir de ses expériences et apprendre de ses erreurs, tels semblent être quelques uns des messages clés du roman de Lucy Maud Montgomery. Paru en 1908, son récit a par certains aspects des accents avant-gardistes, notamment quant à la place de la femme dans la société. Surtout, à travers le personnage d’Anne et son parcours, l’auteure insiste sur l’importance de ne pas brider l’imagination, de toujours croire en ses rêves et du rôle fondamental de l’instruction dans la réalisation de l’individu. Véritable électron libre, à la fois ambitieuse et déterminée, Anne témoigne d’une force de caractère remarquable pour son époque. Portée par l’amour inconditionnel de ses parents de coeur et leur soutien indéfectible, elle trouve la force de faire fi des convenances pour prendre son destin en main.

Fidèle et loyale envers tous ceux qu’elle aime, Anne est un personnage terriblement attachant dont on suit le cheminement vers l’âge adulte avec tendresse et bienveillance. Agée de seize ans à la fin de ce premier tome, c’est le coeur serré que l’on quitte notre jeune héroïne aux portes de l’âge adulte.

Je remercie infiniment les éditions Zethel pour cette merveilleuse lecture !

  • Extraits

« Qu’il est bon d’avoir des buts dans l’existence ! Je suis contente d’en avoir autant. Et l’ambition a cet avantage de vous pousser toujours plus loin, de vous forcer à faire toujours mieux ; dès qu’on atteint un de ses objectifs, en voilà un autre qui surgit, encore plus lumineux, encore plus attirant, et c’est le désir de l’atteindre qui donne tant de piquant à la vie ! » p.432
« Nous payons le prix, en effet, de tout ce que nous recevons et acquérons en ce bas monde ; il est fort utile de se fixer des buts, mais il nous faut payer le prix fort pour les réaliser, en travail, en renoncements, en angoisses, en découragements. » p.440

« Agatha Raisin enquête #2: Remède de cheval » de M. C. Beaton

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Quatrième de couverture

Agatha Raisin, s’intégrant peu à peu à son petit village, fait la connaissance de Paul, le vétérinaire, qui ne semble pas insensible à ses charmes. Mais celui-ci est retrouvé mort, victime d’une injection de tranquillisant destiné au cheval de Lord Pendlebury. Agatha ne croit pas à l’accident et prend l’enquête en main. Son nouveau voisin, le colonel Lacey, d’habitude distant, accepte de l’aider.
  • Mon opinion

★★★★☆

___Agatha a encore l’esprit absorbé par son séduisant voisin lorsque Jack Pomfret, un de ses anciens concurrents, lui propose de se relancer dans les affaires. Comprenant que l’élu de son coeur n’est pas vraiment disposé à répondre à ses avances (dans l’immédiat, le colonel Lacey semble au contraire la fuir avec toute l’énergie du désespoir), la retraitée décide de partir quelques jours pour Londres afin d’étudier la proposition de son ancien confrère. Une fois là-bas, Agatha ne tarde pas à déchanter lorsqu’elle découvre que sous-couvert de belles promesses, Jack Pomfrey espère en fait lui soutirer de l’argent. Grâce aux conseils avisés de son ami Bill et à sa clairvoyance, Agatha échappe finalement de peu à une odieuse tentative d’escroquerie. A peine a-t-elle digéré l’affront d’avoir ainsi été menée en bateau, qu’elle retourne s’enterrer dans son cottage à la campagne, avec en prime un nouveau compagnon dans ses bagages…

Dans le même temps, la petite ville de Carsely vient d’accueillir un cabinet vétérinaire dont la salle d’attente ne désemplit pas. Depuis l’ouverture, les habitantes se bousculent pour venir faire examiner leurs compagnons à quatre pattes par le charmant Paul Bladen, un quarantenaire divorcé. Rabrouée par son voisin, Agatha, désormais propriétaire de deux chats, se résout finalement à concentrer ses efforts sur le nouveau vétérinaire. Moins farouche, ce dernier semble d’ailleurs céder au charme de la quinquagénaire. Mais alors qu’elle est sur le point de conclure, Agatha prend les jambes à son cou…

Incroyable ironie du sort, le lendemain de ce tête-à-tête mouvementé, le vétérinaire est retrouvé mort, une seringue de tranquillisant enfoncée en plein coeur. Les premières constatations des enquêteurs concluent rapidement à un accident. Une hypothèse qui ne convainc cependant pas Agatha Raisin. Guettant fébrilement l’aventure qui viendra rompre la monotonie de sa vie à Carsely, elle voit là l’opportunité idéale de mettre un peu de piquant dans sa vie.

*_____*_____*

___Après avoir lavé son honneur en démasquant le meurtrier de Mr Cummings-Browne, Agatha reprend du service pour élucider un nouveau mystère. Si cette fois-ci, la jeune retraitée est a priori exempte de tout soupçon, cela n’empêche pas notre excentrique quinquagénaire d’enfiler de nouveau ses habits de Miss Marple. Et c’est en charmante compagnie, épaulée par son séduisant voisin, qu’elle se lance donc dans une nouvelle enquête, sur les traces de l’assassin du vétérinaire de Carsely.

Alors que nos enquêteurs amateurs avancent dans leurs investigations, la thèse de l’accident, pourtant privilégiée par la police, semble bientôt se disloquer. Cette fois encore, la victime semblait être un coureur de jupons invétéré. De fait, les mobiles et les suspects ne manquent pas et tendent même à s’accumuler à mesure que l’enquête progresse. Si dans un premier temps, les deux voisins n’ont cependant pas de preuve tangible pour étayer leur intuition, chacun a ses raisons de vouloir se lancer dans cette enquête officieuse. Souffrant du fameux syndrome de la page blanche, le livre que tente d’écrire James est au point mort. Partir à la recherche de l’hypothétique meurtrier de Paul Bladen est donc le prétexte idéal pour le colonel de se détourner de son travail d’écriture. De son côté, Agatha voit dans cette enquête l’occasion rêvée de se rapprocher de son charmant voisin.

Depuis plusieurs semaines, James semble en effet résolu à fuir par tous les moyens sa voisine un peu trop entreprenante. Il faut dire que manquant cruellement de subtilité, toutes les tentatives de séduction d’Agatha se soldent invariablement par un échec. Pire, James commence à la croire réellement « dérangée ». Étonnamment, Agatha réalise que plus elle se montre désintéressée et distante avec James, plus ce dernier lui témoigne d’attention. Comprenant qu’elle semble tenir là une tactique potentiellement fructueuse, Agatha s’évertue donc, non sans quelques difficultés, à feindre l’indifférence.

Mais au grand désespoir de cette dernière, une nouvelle venue à Carsely, Freda Huntingdon, semble avoir elle aussi jeté son dévolu sur le colonel retraité. Agatha, qui voit rapidement clair dans le jeu de la nouvelle habitante, n’apprécie pas vraiment l’irruption de cette rivale sur son territoire. Il faut dire qu’aussi pugnace et déterminée qu’Agatha, Freda ne ménage pas ses efforts pour mettre le grappin sur James, multipliant les opérations séduction et les tentatives d’approche. Entre les deux voisines, les hostilités sont ouvertes et tous les coups sont permis pour tenter de ravir le coeur du célibataire endurci.

___Deuxième tome de la série « Agatha Raisin enquête », « Remède de cheval » reprend bon nombre des ingrédients à succès du premier opus. Au menu de cette deuxième enquête : un nouveau crime à élucider, des dialogues savoureux et toujours autant d’humour et de situations désopilantes, à l’instar de cette scène d’anthologie dans les toilettes d’un pub ou encore d’une confrontation explosive avec un châtelain irascible (qui prend Agatha pour une militante antichasse !)! Fidèle à elle-même, Agatha se laisse comme toujours davantage guider par son esprit de contradiction que sa conviction. On retrouve avec bonheur la personnalité sans filtre et les répliques exquises de l’excentrique retraitée. Toujours aussi spontanée et maladroite, elle multiplie les gaffes et possède le don de se mettre dans des situations aussi invraisemblables que truculentes !

___L’intrigue policière, bien que moins convaincante que celle de l’opus précédent, n’en reste pas moins plaisante à suivre. De fait, ce deuxième opus s’attarde davantage sur l’évolution des relations entre les différents protagonistes que sur l’enquête elle-même. Au fil des interrogatoires et de l’avancée de leurs investigations, la relation entre Agatha et James prend peu à peu une tournure conjugale. Entre chamailleries et quiproquos, leur duo fait des étincelles pour le plus grand plaisir du lecteur.

___A l’image de l’héroïne qui apprend progressivement à connaître ses voisins, le lecteur fait lui aussi plus ample connaissance avec les habitants de Carsely. On retrouve avec plaisir bon nombre de personnages et de lieux déjà croisés au cours du précédent tome, ainsi que quelques nouveaux venus. Cette deuxième enquête est également l’occasion pour Agatha de commencer à se remettre peu à peu en question. Totalement obnubilée par sa propre personne (et par son voisin), elle réalise bientôt, non sans amertume, que James s’est incontestablement beaucoup mieux intégré qu’elle dans le village… Un premier pas vers ce qui semble annoncer une évolution aussi intéressante à suivre que salutaire. Personnage antipathique pour certains, héroïne désopilants pour les autres, Agatha Raisin est dans tous les cas une personnalité haute en couleurs et pleine de caractère qui ne laisse pas indifférent.

Je remercie encore une fois les éditions Albin Michel pour cet excellent moment de lecture !

« Olivia » de Dorothy Bussy [Coup de coeur]

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Quatrième de couverture

Venue parachever son éducation en France, Olivia, une jeune Anglaise de seize ans à peine, va être subjuguée par la directrice de son école, la très belle Mlle Julie qui lui fait découvrir la poésie, le théâtre, la peinture… Rien de plus vrai, de plus frais que ce premier amour d’une adolescente entraînée sans défense dans une aventure qui la dépasse. Mais si elle sait très bien jouer avec les sentiments exaltés de sa jeune élève, Mlle Julie vit en même temps une autre passion. Avec pour seules armes sa candeur et sa pureté, Olivia va se retrouver au cœur d’un drame. «Lyrisme passionné, spontanéité qui jamais n’échappe au contrôle, goût parfait, tels sont les caractères distinctifs de l’art de l’auteur», a écrit Rosamond Lehmann, qui ajoutait : «C’est pourquoi Olivia est une des rares œuvres que je relirai avec la certitude de n’en avoir jamais épuisé le suc.»
Quand Olivia parut en Angleterre en 1949, simplement signé «par Olivia», ce fut un succès immédiat. On sait aujourd’hui que l’auteur se nommait Dorothy Bussy, qu’elle était la sœur de Lytton Strachey, et une grande amie de Virginia Woolf et d’André Gide qu’elle traduisait en anglais. Née en 1865 et décédée en 1960, elle n’a écrit que ce mince roman devenu un classique.
  • Mon opinion

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Dans ce court récit à l’ambiance faussement feutrée, la narratrice, Olivia, se remémore sa jeunesse et revient sur l’année qu’elle a passée en France, dans un pensionnat de jeunes filles. Un mince roman à tiroirs traitant de l’adolescence et des premiers émois amoureux et où s’égrènent les joies, les douleurs et toute la complexité de la passion amoureuse.

___Olivia grandit au sein d’une famille intellectuelle mais qui manque d’un certain sens de l’humain. Dans cette famille « victorienne » bien qu’agnostique et qui compte dix enfants, les marques d’affection et les témoignages d’amour ne sont pas légion. Son père est un homme de sciences tandis que sa mère, quoique très éprise de littérature, se révèle dépourvue de sens psychologique. Farouchement attachés à l’idéal de leur époque, ses parents ont « foi en la vertu du devoir, du travail, de l’abnégation ». Entourée d’objets sans beauté, Olivia est déjà fascinée par le raffinement de sa tante, artiste jusqu’au bout des doigts.

Après avoir connu à treize ans l’ambiance religieuse étouffante d’un pensionnat de jeunes filles d’excellente qualité, Olivia est envoyée en France afin de parfaire son éducation, au sein d’une institution dirigée par deux dames françaises. Là-bas, elle dispose d’une agréable petite chambre pour elle seule et goûte à une atmosphère de joyeuse liberté. La nature environnante, l’absence de discipline et les moeurs plus libres offrent un contraste saisissant avec l’ambiance intimidante et solennelle de son ancienne pension anglaise.

« La douceur et l’affabilité de Cara contrebalançaient les manières un peu brusques de son amie, et émoussaient la pointe de ses épigrammes […] Les deux directrices composaient alors un couple modèle et tendrement uni, où chacune, par ses dons personnels, ajoutait à leur commune séduction et composait les imperfections de l’autre. On les admirait, on les aimait ; elles étaient parfaitement heureuses. »

Passé l’émerveillement, Olivia réalise que sous une harmonie de façade, l’école est en réalité en proie à de vives tensions. Les élèves se répartissent en deux castes, au gré des affinités qu’elles nourrissent à l’égard de leurs professeurs.

« J’en ignorais la raison, mais il était évident que Frau Riesener et Signorina ne pouvaient se sentir. Elles dirigeaient, en quelque sorte, deux factions rivales : les Caristes et les Julistes. Cela ne faisait aucun doute : toutes les Julistes subissaient l’attraction de Signorina, et apprenaient l’italien ; toutes les Caristes gravitaient autour de Frau Riesener, et suivaient le cours d’allemand. »

Très vite, Olivia tombe sous le charme de Melle Julie, l’une des deux directrices de la pension. Insouciante et ingénue, l’adolescente est loin d’imaginer les conséquences désastreuses qui vont découler de cette relation ambiguë…

___Si le caractère délicieusement sulfureux de cette plongée dans l’intimité d’une pension de filles évoque immanquablement Claudine à l’école de Colette, publié plus de trente ans plus tôt, la tournure dramatique des évènements confère progressivement au récit des airs de tragédie. Insidieusement, Dorothy Bussy nous prend peu à peu dans les filets d’une intrigue oscillant dangereusement entre amour et tragédie, beauté et horreur. L’expérience bouleversante provoquée un soir par la lecture de Racine par Melle Julie sera de fait l’élément déclencheur d’une série d’évènements en chaîne à l’issue fatale.

« Dans quelle proportion faut-il imputer à Racine, ou à la proximité de ce voisinage, la flamme qui, ce soir-là, s’est allumée dans mon coeur ? Je me suis souvent posé la question. Si le choix de Melle Julie ne s’était pas justement porté sur Andromaque, ou bien si le hasard ne l’avait pas incitée à me faire asseoir aussi près, en aussi étroit contact avec elle, qui sait ? peut-être que cette substance inflammable, que je portais en moi sans en avoir le soupçon, serait demeurée à jamais hors d’atteinte de l’étincelle ? A vrai dire, j’en doute : tôt ou tard, infailliblement, ce feu-là devait prendre… »

Lecture d’un texte qui se révèlera malheureusement prémonitoire de la tragédie sur le point de se jouer entre les murs de la pension cette année-là. L’évocation d’Andromaque annonce déjà les prémices du drame en germination. Dans ce microcosme féminin vivant en vase clos, l’auteure éprouve la confrontation des sentiments jusqu’au point de rupture.

Dans une ambiance intimiste et sur le ton de la confidence, la narratrice nous livre ainsi sa version des évènements. Pièce après pièce, elle introduit les acteurs et reconstitue le fil des évènements. Théâtre d’un drame en devenir, l’institution révèle bientôt des personnalités plus troubles et complexes qu’il n’y paraît, un air plus vicié et plus pesant. L’atmosphère se charge peu à peu d’électricité. Des relations tortueuses apparaissent et des rivalités amoureuses se dessinent.

___Dans ce roman d’apprentissage, Dorothy Bussy décrit merveilleusement l’éveil de la sensualité et les premiers émois amoureux à cet âge charnière où la sensibilité est à fleur de peau. L’auteur a su saisir avec brio l’intensité de la passion amoureuse, la violence de l’amour qui consume l’individu et les réactions épidermiques engendrées par la surcharge émotionnelle qui le dévore. Véritable parangon d’innocence et de pureté, Olivia est un personnage fascinant, qui voit pour la première fois sa sensibilité s’éveiller à la beauté physique et ses sentiments s’exalter. A seize ans, l’adolescente se découvre un appétit de connaissance et de beauté nouveau et insoupçonné.

« […] je m’éveillai dans un monde nouveau : un monde où tout était d’une intensité poignante, chargé d’émotions bouleversantes, de mystères insoupçonnés : un monde, au centre duquel je n’étais moi-même qu’un coeur brûlant et palpitant. »

___Par l’entremise des liens qu’entretiennent les différents protagonistes, Dorothy Bussy dissèque toutes les variations de la relation amoureuse : celle chaste et non consommée, l’amour passionnel et absolu, celui tût et vécu en secret ou encore la passion désespérée et destructrice… L’amour est aussi exploré dans ses recoins les plus intimes et ses travestissements les plus sombres. L’auteure décrit ainsi tous les pendants et les dérives du sentiment amoureux : jalousie, rivalité, vengeance, soumission… si tous les personnages ont pour point commun de connaître le sentiment amoureux, chacun en fait une expérience personnelle et individuelle.

« J’enviais aussi la petite Signorina, mais pour d’autres motifs. Je devinais en elle une passion totale et absolue, dont je me savais incapable. Elle s’était tout entière et sans réserve consacrée à son idole : tout le reste avait été éliminé. Son adoration était si brûlante que la jalousie elle-même s’y était consumée : ni scrupules, ni devoirs, ni intérêts, ni affections n’existaient plus pour elle, si ce n’est en fonction de son amour. Aussi jouissait-elle d’une sérénité incomparable : aucun conflit jamais ne troublait sa paix intérieure. Elle était à l’abri de ces accès de désespoir ou de ressentiment qui me secouaient comme une houle, et me laissaient ensuite accablée par le mépris et la honte que je ressentais pour moi-même. Signorina ne désirait rien pour elle, rien d’autre que la permission de servir, de servir n’importe comment, de servir de toutes les façons possibles. »

Tour à tour lyrique et précieuse, l’écriture de Dorothy Bussy est d’un raffinement inouï. Avec des phrases soyeuses, elle évoque magistralement le déferlement d’émotions qui accompagne la passion naissante. On se délecte de chaque mot, de chaque formulation de ce texte d’une poésie infinie où l’éveil des sentiments amoureux et la violence des passions adolescentes nous sont décrits avec une justesse remarquable. Il y a dans cette opposition lancinante entre une forme de retenue pudique et le bouillonnement des sens et des sentiments, des réminiscences des romans de Forster. On retrouve d’ailleurs également en filigrane d’autres thèmes chers à l’écrivain anglais : l’homosexualité, l’évocation de l’Italie, les références à la nature, ou encore les réflexions sur la Beauté, la religion ainsi que sur le poids des valeurs traditionnelles qui conditionne notre construction.

Publié anonymement en 1949, il semble à peine croyable que ce véritable bijou littéraire (qui fut pourtant un succès immédiat en Angleterre lors de sa parution), ait ainsi sombré dans l’oubli. A la fois récit semi-autobiographique, roman d’apprentissage et véritable tragédie, Olivia est une oeuvre bouleversante et intense qui continue de nous hanter une fois la dernière page tournée. Un drame parfaitement ciselé et absolument magistral !

Je remercie infiniment les éditions Mercure de France de m’avoir permis de découvrir cette véritable pépite !