[Film] Anastasia de Anatole Litvak (1956)

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  • Titre original : Anastasia
  • Année : 1956
  • Pays: Etats-Unis
  • Genre : Drame
  • Réalisation : Anatole Litvak
  • Scénario : Marcelle Maurette, Guy Bolton, Arthur Laurents
  • Producteur(s) : Buddy Adler
  • Production : Twentieth Century Fox
  • Interprétation : Ingrid Bergman (Anna Koreff /La grande-duchesse Anastasia Nikolaevna), Yul Brynner (général Sergueï Pavlovitch Bounine), Helen Hayes (impératrice douairière Maria Fedorovna), Martita Hunt (Baronne Elena von Livenbaum), Akim Tamiroff (Boris Adreivitch Chernov)…
  • Durée : 1h45

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Avis

★★★★★

L’histoire de la destinée tragique des derniers Romanov est connue. L’énigme qui forgea la légende d’Anastasia aussi. Selon celle-ci, la plus jeune des filles du Tsar Nicolas II, la grande-duchesse Anastasia, aurait rescapé au massacre de sa famille organisé par les Bolcheviks en 1918. Elle aurait ensuite vécu sous une identité d’emprunt, amnésique.

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A gauche, la grande duchesse Anastasia Nikolaevna; A droite: Anna Anderson

___Dans les faits, il y eut bien le cas d’Anna Anderson, une jeune femme découverte à Berlin alors qu’elle était sur le point de se suicider. Internée dans un asile, elle prétendit être la véritable Anastasia et contribua à alimenter l’une des plus grandes énigmes (et polémique) du siècle dernier. Tour à tour reconnue et désavouée par certains anciens membres la Cour Impériale russe, la controverse entourant son identité courut de nombreuses années. Il faudra attendre les années 2000 et les résultats de nouvelles expertises ADN pour mettre un terme définitif aux spéculations et rumeurs les plus folles concernant l’hypothétique survie d’Anastasia.

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En 1994, des analyses ADN excluent tout lien de parenté entre Anna Anderson (décédée en 1984) et les Romanov.

L’histoire authentique et controversée d’Anna Anderson inspira d’abord la pièce de théâtre Anastasia écrite par Marcelle Maurette en 1955 et dont la Fox acheta par la suite les droits. Hollywood s’est ainsi emparé du sujet pour en livrer en 1956 sa version romanesque et romantique.

___Paris, 1928. Un groupe de Russes exilés et ayant jadis côtoyé les Romanov, projettent de récupérer la fortune du tsar Nicolas II, conservée en Angleterre. Pour exécuter ce projet, les trois complices, menés par Bounine (Yul Brynner), ne connaissent ni scrupules ni morale. Ils comptent ainsi tirer profit de la rumeur selon laquelle la plus jeune des filles du tsar, la grande-duchesse Anastasia, aurait réchappé au massacre avant de s’enfuir sous une fausse identité. Leur plan est simple : trouver une jeune fille ressemblant à la disparue afin de la faire passer pour cette dernière et mettre ainsi la main sur l’héritage dormant dans les banques anglaises.

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En quête de la candidate idéale pour ce rôle et après de longues recherches infructueuses, ils finissent par croiser la route d’Anna Koreff (Ingrid Bergman), une jeune femme vaguement ressemblante à la duchesse et dont le nom et le passif ne leur est pas tout à fait inconnu. Les bruits courent en effet à travers l’Europe selon lesquels la jeune émigrée amnésique qu’ils ont devant eux aurait déclaré au cours d’un séjour dans un asile être la grande-duchesse Anastasia. Après avoir empêché l’inconnue de se jeter dans la Seine, ils lui proposent donc de se glisser dans la peau de celle qu’elle prétend être.

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D’abord craintive et réticente, Anna se laisse finalement convaincre. Il faut dire que la prétendante dispose de plusieurs atouts pour le rôle ainsi que de certains éléments troublants pouvant accréditer son discours et donc servir le plan des conspirateurs. Outre sa ressemblance physique avec la disparue, son amnésie et son intelligence en font une Anastasia parfaitement crédible. Forts de leurs connaissances de la Cour Impériale qu’ils ont fréquentée de près, les trois complices entament alors une révision complète de l’éducation de leur élève afin qu’elle se fonde dans le rôle. Les séances d’apprentissage s’enchaînent à un rythme effréné : leçons de maintien et de bonnes manières, cours de musique et de danse, passage en revue de la généalogie de la famille impériale…

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Anna Koreff (Ingrid Bergman) poursuivant son apprentissage sous l’oeil attentif de Bounine (Yul Brynner)

Pour tenir le change, Anna doit s’approprier toute une histoire et une longue série d’anecdotes, de noms et de détails. Bounine se montre un professeur aussi exigent qu’intransigeant. Il sait que dans son entreprise périlleuse, il n’y a pas de place au hasard ni aux approximations. Dans ce scénario monté de toute pièce, Anna n’a pas droit au moindre faux pas. Mais le trio se trouve peu à peu pris à son propre piège. Et si Anna Koreff était réellement Anastasia ? Plusieurs évènements et éléments troublants sèment en effet bientôt le doute dans l’esprit de Bounine. L’homme calculateur et sans scrupules qui pensait exploiter la crédulité des partisans des Romanov pour mettre la main sur l’héritage tombe bientôt amoureux malgré lui de la créature qu’il a façonnée.

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___Que ce soit pour son casting impeccable (aussi bien dans le choix des têtes d’affiche que les seconds rôles), son rythme parfaitement maitrisé de bout en bout, la romance savamment dosée, ou les touches d’humour qui émaillent le film, « Anastasia » est un film qui mérite assurément d’être vu. Ceux qui ont d’abord vu le célèbre film d’animation éponyme réalisé en 1997 par Don Bluth et Gary Goldman seront à n’en pas douter surpris par les similitudes manifestes entre le dessin animé et le film de 1956.

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A gauche: la version animée « Anastasia » de 1997; à droite: celle de Litvak de 1956.

La version animée semble en effet multiplier délibérément les références et les hommages à l’oeuvre d’Anatole Litvak, produite d’ailleurs elle aussi par la Fox. Que ce soit dans la physionomie de certains personnages (en particulier le personnage excentrique de la « demie-cousine de l’Impératrice » (Sophie), qui rappelle la toute aussi sémillante Baronne von Livenbaum (Martita Hunt) pour ne citer qu’elle), les tenues ou certaines séquences toutes entières, impossible de ne pas faire le parallèle entre les deux oeuvres tant les similitudes sautent aux yeux du spectateur.

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Extrait du dessin animé « Anastasia » (1997). On aperçoit à gauche le personnage de Sophie, demi-cousine de l’impératrice, elle-même représentée à droite de l’écran.

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Anastasia aux côtés de l’impératrice dans la version animée de 1997.

A l’exception notable de Raspoutine, figure absente du film de 1956 (et pour cause, le prédicateur à la réputation sulfureuse a été assassiné en 1916), il est aisé de redistribuer les rôles et de repérer dans quelles mesures Bluth et Goldman ont puisé dans le film de Litvak l’essentiel de leur matière.

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Bounine (Yul Brynner) en compagnie de la baronne von Livenbaum (Martita Hunt)

Dans ce dernier, Yul Brynner campe un escroc débordant de charisme et de charme, qui derrière une placidité apparente, se laisse finalement malgré lui attendrir par la jeune femme perdue qu’il a prise sous son aile. En dépit de ce qu’il veut laisser paraître et sans se départir de son flegme, la carapace de froideur dans laquelle il s’enferme finit par se fissurer. Et on comprend bientôt que ce n’est plus l’appât du gain qui motive ses actes mais des sentiments plus chevaleresques et un coeur plus noble. Impossible de rester insensible à son interprétation sans fausse note et toute en prestance, où ses talents d’acteur (de danseur et de musicien !) rivalisent avec sa séduction naturelle.

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Bounine (Yul Brynner)

Jusqu’au bout, l’oeuvre de Litvak parait s’employer à entretenir le doute sur l’identité d’Anastasia, aussi bien dans l’esprit de l’entourage de la duchesse que dans celui du public. Si chaque personnage semble avoir son avis sur la question, il demeure impossible au spectateur d’affirmer avec certitude s’il est face à la vraie princesse miraculeusement rescapée ou à une usurpatrice, qui a force de se raconter des histoires a fini par croire en ses mensonges.

___L’autre intérêt majeur du film de Litvak, et à juste titre souvent mis en avant par la critique, repose sur sa valeur symbolique et la place qu’il occupe dans la carrière d’Ingrid Bergman. A l’époque, l’actrice est empêtrée dans un scandale retentissant. Tombée amoureuse quelques années plus tôt de Roberto Rossellini au cours de la préparation du film Stromboli (1950), elle quitte mari et enfant pour l’épouser alors qu’elle est déjà enceinte de lui. L’Amérique ne lui pardonnera pas sa conduite. La ligue pour la vertu appelle au boycott de ses films. Contrainte à l’exil en Europe, la star déchue est proscrite d’Hollywood et ralentit le nombre de ses apparitions. Le film « Anastasia » marquera son grand retour à Hollywood. L’oeuvre peut d’ailleurs être intégralement analysée sous le prisme de la renaissance : celle de l’actrice comme du personnage qu’elle interprète. Véritable métaphore du passage de l’ombre à la lumière, Anastasia peut être vu comme la fable narrant le retour en grâce et sous les projecteurs de l’actrice et de son personnage.

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L’histoire d’Anna, jeune femme perdue qui tente de recouvrer son identité trouve dès lors une résonnance toute particulière chez l’actrice, tant elle semble faire directement écho à sa situation personnelle. Impossible en effet pour le spectateur de ne pas voir dans le parcours d’Anna un parallèle direct avec la vie d’Ingrid Bergman. Le récit de la quête d’identité de son personnage pouvant être appréhendé comme celui de la reconquête de son statut et d’Hollywood par l’actrice. Sous cet angle, la méfiance de la noblesse russe envers Anna fait écho à celle d’Hollywood envers Bergman. Et l’impitoyable Impératrice douairière (Helen Hayes) dont le jugement conditionne le devenir d’Anna devient le miroir de la férocité de l’usine à rêves qui fait et brise les carrières.

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L’impératrice douairière (Helen Hayes) observant depuis sa loge celle qui prétend être Anastasia.

A l’instar de son personnage qui doit convaincre ses interlocuteurs de sa sincérité, l’actrice doit faire ses preuves auprès des spectateurs. La détresse et la détermination du personnage se confondent avec celles de l’actrice. Les rôles se fondent et se répondent en continu, portés à chaque instant par la beauté aristocratique d’Ingrid Bergman et la qualité de son jeu. Anastasia sera un succès commercial. Et l’Oscar décroché par Ingrid Bergman pour son interprétation deviendra le symbole du pardon qui lui accorde l’industrie du cinéma.

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[Film] « Eve » de Joseph L. Mankiewicz (1950)

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  • Titre original : All about Eve
  • Année : 1950
  • Pays: Etats-Unis
  • Genre : Drame
  • Réalisation : Joseph L. Mankiewicz
  • Scénario : Joseph L. Mankiewicz, Erich Kästner, Mary Orr
  • Producteur(s) : Darryl F. Zanuck
  • Production : Twentieth Century Fox
  • Interprétation : Bette Davis (Margo Channing), Anne Baxter (Eve Harrington), George Sanders (Addison DeWitt), Celeste Holm (Karen Richards), Gary Merrill (Bill), Hugh Marlowe (Lloyd Richards), Barbara Bates (Phoebe), Marilyn Monroe (Miss Caswell)…
  • Durée : 2h08

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Avis

★★★★★

___Tiré de la nouvelle « The Wisdom of Eve » de Mary Orr, parue en 1946, « Eve » s’inscrit dans une série de films décrivant la face sombre de Hollywood. Un thème qui inspire alors un grand nombre de réalisateurs (« Boulevard du Crépuscule » de Billy Wilder (1950), « Les ensorcelés » de Vincente Minnelli (1952) ou encore « Chantons sous la pluie » (1952) pour ne citer que ces trois-là). Avec ce long-métrage, Mankiewicz nous livre une vision désenchantée et cynique du show-business, bien loin des clichés et de la représentation idyllique largement véhiculée par les médias. « Eve » nous plonge dans les coulisses de ce spectacle vivant permanent et où les stars, dépourvus de leurs artifices, révèlent leur vraie nature. Le film traite ainsi de l’ambition destructrice ainsi que des manipulations et des luttes intestines qui se déroulent en coulisse pour décrocher un rôle. Il évoque avec brio la superficialité de ce monde de carton-pâte et l’hypocrisie omniprésente de ceux qui le composent.

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« Attachez vos ceintures, la soirée va être mouvementée! » – Célèbre réplique de Margo (Bette Davis) avant la soirée d’anniversaire de Bill

___Après avoir connu le succès, Margo Channing (Bette Davis) est désormais une vedette sur le déclin. Une étoile de Broadway qui voit au fil des années son éclat pâlir à mesure que sa jeunesse se fane. Blasée par la célébrité, insupportable avec son entourage, elle tient le premier rôle dans la dernière pièce de son ami, Lloyd Richards, et mise en scène par son fiancé, Bill Sampson.

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Un soir, à la fin d’une représentation, Margo voit débarquer dans sa loge une de ses jeunes admiratrices, une dénommée Eve Harrington (Anne Baxter). La jeune inconnue, qui ne loupe aucune de ses apparitions sur scène, semble très impressionnée de se trouver ainsi face à face avec son idole. Margo, d’abord amusée par la timidité et la naïveté de la jeune provinciale ne tarde pas à se laisser émouvoir par son récit tire-larme et décide de la prendre sous son aile. Eve devient bientôt son assistante dévouée, s’acquittant de ses tâches avec le plus grand zèle. Faisant preuve d’un investissement total à sa fonction, elle semble particulièrement désireuse de se rendre indispensable à l’actrice qui commence peu à peu à voir d’un mauvais oeil l’intrusion toujours plus grande dans son quotidien et son intimité.

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Sous ses airs de jeune oie blanche inoffensive, Eve est en réalité une jeune louve aux dents longues, qui rêve de brûler les planches et de goûter à l’ivresse que procurent les applaudissements du public en délire. Une ambition chevillée au corps qu’elle prend soin de dissimuler sous une modestie feinte. Désireuse d’aider la jeune femme à s’affirmer et à faire ses premiers pas de comédienne, Karen Richards (l’épouse du dramaturge à l’origine de la pièce dans laquelle joue Margo), fera finalement les frais de l’arrivisme de sa protégée. Après avoir introduit la jeune débutante auprès de son idole, elle lui obtient le rôle de doublure et deviendra la victime de ses manipulations, ne réalisant que trop tardivement comment Eve s’est en réalité servie d’elle et des conséquences de ses agissements sur la carrière de Margo.

___Composée à partir d’une série de retours en arrière, la narration du film se révèle d’une redoutable efficacité. Racontée par les principaux témoins de son ascension, la figure de Eve devient un personnage en perpétuelle construction, aussi bien à travers le regard de ceux qui assistent à sa consécration que par les yeux du spectateur qui découvre les coulisses de son ascension spectaculaire. Il y a d’abord ce que la mise en scène d’introduction nous laisse paraître des personnages, et ce qu’on l’on découvre à travers le récit croisé des témoins, qui bouleverse complètement notre rapport à cette même séquence. Car à mesure qu’Eve progresse dans son escalade sociale, les indices révélant sa véritable nature s’accumulent à travers différentes scènes clés. On pense par exemple à celle où Margo surprend la jeune femme en train de se mirer dans la glace, portant devant elle la robe de scène de son idole. Ou celle, mythique, de la soirée d’anniversaire de Bill au cours de laquelle, assise sur les marches de l’escalier, elle se livre à un remarquable soliloque où elle évoque son désir ardent de connaître l’admiration et les applaudissements du public.

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Pour parvenir à ses fins, elle n’hésite pas à manipuler l’entourage de Margo et multiplie les combines. Elle rallie à sa cause Addison De Witt (George Sanders), un critique influent mais sans scrupules dont elle fera l’erreur de sous-estimer les capacités d’analyse et de nuisances. Ce dernier observe à distance et de son oeil cynique les manigances d’Eve. Il est avec Birdie (la dame de compagnie de Margo), l’un des seuls à voir d’emblée clair dans le jeu et les intentions de la jeune femme et à percer à jour son arrivisme forcené.

eve-dewitt2___Car Eve ne réserve pas ses talents de comédienne aux planches. Pour cette jeune femme avide de gloire, la vie réelle est une vaste scène sur laquelle elle peut à chaque instant exercer l’étendue de ses talents d’actrice. L’aplomb et le sang-froid avec lesquels elle débite ses mensonges et la grande habileté avec laquelle elle parvient à duper son monde constituent autant de preuves tangibles pour le spectateur de ses dispositions et de sa plasticité à se fondre dans le personnage qu’elle s’est créé de toutes pièces. Eve aborde l’existence comme une scène de théâtre, jouant la comédie sur les planches comme dans la vie réelle. De ce constat surgit la question centrale du film : qu’y-a-t-il derrière le personnage qu’elle interprète ? N’est-on face qu’à une simple illusion, à une enveloppe vide sans substance ? Posé ainsi, le film de Mankiewicz semble résonner comme une redoutable mise en garde contre le risque d’aliénation qui accompagne l’obsession de la réussite et la course effrénée vers le succès. A force de mensonges, Eve s’est enfermée dans son rôle. Elle ne vit qu’à travers ses fictions, prisonnière de son personnage. Si elle est parvenue à dépasser le statut de simple « doublure » de Margo, elle n’en reste pas moins une image artificielle, un reflet inconsistant, un travestissement du réel. Elle s’est perdue dans sa propre contemplation, dans une projection idéalisée d’elle-même qui n’existe qu’à travers le regard des autres et du public. Alors qu’elle touche enfin la consécration, son masque de duplicité se fend. Seule dans sa chambre d’hôtel, elle erre tel un spectre qui a sacrifié son âme et son identité sur l’autel du succès. A contrario, Margo suivra la trajectoire inverse, parvenant à rompre avec son double fictionnel pour prendre sa vie en mains en tant que femme et non plus comme simple actrice. Finalement éclipsée par l’ambitieuse Eve qui lui ravit le trophée de la meilleure comédienne, sa défaite en tant qu’actrice signe une victoire bien plus importante pour Margo : celle du triomphe de la personnalité et de la sincérité sur l’imposture et les faux-semblants.

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___Si le film de Mankiewicz se focalise sur le milieu du théâtre, on devine que la critique sous-jacente est en fait plus générale, ciblant en réalité toute une industrie du spectacle, cette usine à rêves qui propulse de jeunes gens au sommet aussi rapidement qu’elle brise des carrières (et des vies). Rongée par ses angoisses, Margo traverse une véritable crise existentielle et appréhende l’avenir. A quarante ans, elle sait que ses plus belles années se trouvent désormais derrière elle et qu’elle ne pourra pas éternellement camper des rôles de jeunes beautés. Elle s’inquiète pour la pérennité de sa carrière et redoute de voir son fiancé (un metteur en scène de huit ans son cadet) la quitter pour une femme plus jeune qu’elle. Se trouvant à un tournant de son existence, elle craint de découvrir que derrière l’image qu’elle s’est forgée au cours de sa carrière de comédienne, ne reste en réalité plus qu’une coquille vide, sans attraits ni réelle identité. D’abord agacé par sa conduite, le spectateur finit par se rallier à sa cause. On comprend peu à peu que derrière les caprices et les excès de la star se cache la peur dévorante de sombrer dans l’oubli.

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Le personnage impitoyable de DeWitt symbolise, pour sa part, parfaitement le rôle de la critique qui a entre ses mains le sort de chaque spectacle et de chaque artiste. Lorsque Eve s’apprête à faire ses preuves, elle s’est d’abord assurée de la présence des chroniqueurs les plus influents du milieu, et dont la faveur est indispensable pour faire décoller sa carrière. DeWitt ne manquera pas de le lui rappeler à la fin du film ; alors qu’Eve essaie de se jouer de lui et d’échapper à son emprise, il la remet rapidement à sa place. Après l’avoir confronté à ses mensonges et à ses bassesses, il lui fait remarquer que la jeune comédienne reste une de ses « créatures » et lui, le maître marionnettiste qui tire les ficelles.

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Porté par des dialogues pétillants d’intelligence et plein d’ironie amère, le film met donc en scène l’opportunisme sans vergogne et les rivalités qui animent de jeunes gens prêts à tout pour se frayer un chemin dans le monde du théâtre. Outre le duo principal formé par Bette Davis et Anne Baxter qui livrent ici une prestation sans fausse note, « All about Eve » mérite également qu’on s’y arrête pour assister à la performance de l’incandescente Marilyn Monroe qui y tient un de ses tous premiers rôles.

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Acclamé par la critique lors de sa sortie, « All About Eve » fut nommé pour 14 Oscars et en remporta 6, dont celui du meilleur film. Il reste à ce jour considéré à juste titre comme l’un des meilleurs films américains de tous les temps. Un classique indétrônable dont les nombreuses qualités ont largement démontré son statut de chef-d’œuvre du cinéma.

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[Film] « Noblesse oblige » de Robert Hamer (1949)

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  • Titre original : Kind Hearts and Coronets
  • Année : 1949
  • Pays: Royaume-Uni
  • Genre : Comédie, crime
  • Réalisation : Robert Hamer
  • Scénario : Robert Hamer, John Dighton
  • Producteur(s) : Michael Balcon
  • Production : Ealing Studios
  • Interprétation : Dennis Price (Louis Mazzini), Alec Guinness (le duc, le banquier, l’ecclésiastique, l’amiral, D’Ascoyne le jeune, Henry, Lady Agatha), Valerie Hobson (Edith), Joan Greenwood (Sibella).
  • Durée : 1h46

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Avis

★★★★★

___Réalisé par Robert Hamer en 1949, « Noblesse oblige » doit son titre original à des vers de Tennyson : Kind hearts and Coronets (« Kind hearts are more than coronets, And simple faith than Norman blood » / « De bons cœurs valent mieux que des couronnes, et une simple foi plus que tout le sang normand »). Cette comédie savoureuse des studios Ealing est considérée à juste titre comme une oeuvre portant l’humour anglais à sa quintessence.

___L’histoire : Accusé de meurtre, Louis Mazzini (Dennis Price) est condamné à mort pour son crime. Du fond de sa cellule, l’homme profite des dernières heures qui lui reste à vivre pour rédiger ses mémoires. Et c’est par le biais de sa voix off que le spectateur découvre ainsi le déroulé des évènements ayant progressivement conduit à transformer ce respectable gentleman en véritable meurtrier multirécidiviste.

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Louis (Dennis Price) dans sa cellule

___Suite à sa mésalliance avec un chanteur d’opéra italien sans le sou, sa mère, une jeune aristocrate, s’est vue reniée par sa famille, la puissante dynastie des D’Ascoyne. A la mort prématurée de son époux, désireuse de renouer avec les siens et de faire valoir les droits de son fils au titre de duc, la jeune veuve tente un rapprochement, mais se heurte à une fin de non-recevoir. Mise au ban de sa famille, déclassée, elle redouble d’efforts pour élever seule son fils pour lequel elle nourrit de grandes ambitions. Louis grandit ainsi dans l’idée soigneusement entretenue qu’on lui a refusé l’existence dorée et les avantages auxquels ses origines nobles le prédestinaient pourtant. Le spectacle de sa mère ainsi froidement rejetée du giron familial pour avoir froissé les convenances va progressivement alimenter le sentiment de rancœur et le désir de vengeance du garçon à l’égard de sa lignée maternelle. Louis aspire à une existence plus noble et entend bien s’extraire de son milieu misérable et gravir les échelons afin de récupérer ce qu’il estime lui revenir de droit et d’effacer ainsi l’affront fait à sa mère désormais disparue.

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Louis (Denis Price) et Sibella (Joan Greenwood)

___Le profond amour filial porté à sa défunte mère n’est cependant pas le seul motif à l’origine de cet élan revendicatif. L’attachement qu’il éprouve envers la belle Sibella (Joan Greenwood ) (son amie d’enfance) et son amertume à voir cette dernière lui préférer un prétendant assuré d’un bel héritage constitue un facteur supplémentaire participant à son rêve d’élévation sociale. Cependant, le chemin vers les hautes sphères de la noblesse est long et semé d’embuches. Ses chances d’accéder un jour au titre de duc de Chalfont sont en effet fortement hypothétiques, compte tenu de sa place – lointaine – dans l’ordre de succession. Depuis sa modeste position de vendeur, il observe donc avec impuissance et anxiété les évènements susceptibles de précipiter son destin. Guettant fébrilement la publication des avis de naissance et de décès affectant la branche maternelle de sa famille, il suit l’évolution de son rang dans l’ordre de succession, voyant alternativement s’éloigner ou s’approcher le titre convoité.

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Louis devant le schéma représentant l’arbre généalogique de sa famille

___Las d’attendre passivement après une couronne qui lui semble de plus en plus hors de portée, Mazzini alors décide de donner un coup de pouce au destin. Pour forcer le processus de sélection naturelle (trop lent et incertain à son goût), Louis conçoit ainsi bientôt un plan machiavélique visant à éliminer les uns après les autres les prétendants au titre qui le séparent de la succession. Mais n’ayant alors aucun contact avec sa famille maternelle, il manque d’opportunités lui permettant de mettre son projet à exécution. C’était sans compter sur un heureux coup de destin. Le hasard met en effet sur sa route le fils de Lord Ascoyne D’Ascoyne, le banquier qui avait quelques années auparavant refusé de l’embaucher malgré leurs liens de parenté, réduisant ainsi l’aspirant duc à exercer un métier alimentaire bien éloigné de la valeur qu’il se donne. Face à lui, Louis peine à dissimuler sa rancoeur, et après une remarque jugée insolente par ce client particulier, ce dernier profite de son ascendant pour faire renvoyer sur-le-champ le jeune homme du magasin. Cet évènement est le coup de grâce pour Mazzini qui prend aussitôt la résolution de se venger en éliminant son cousin.

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Le face à face entre Louis et son cousin, le fils de Lord Ascoyne d’Ascoyne

Le passage à l’acte se révèle plus laborieux et compliqué que prévu. Le plan initialement imaginé tombe à l’eau et l’apprenti meurtrier doit improviser au gré des évènements. Il parvient finalement à se débarrasser de Lord d’Ascoyne, entraînant au passage avec lui dans la tombe sa malheureuse maîtresse.

Ce premier forfait réalisé, les derniers remords de Mazzini s’envolent définitivement. Fort de son succès et sans jamais se départir de son flegme imperturbable, Louis poursuit son entreprise criminelle, assassinant patiemment et méthodiquement les autres prétendants les uns après les autres. Prenant soin de maquiller chacun de ses crimes en accident regrettable, il devra cependant sans cesse déployer des trésors d’inventivité pour émonder l’arbre de sa famille afin de se rapprocher du titre. Alors qu’il touche enfin au but, il a à peine le temps de goûter à sa victoire qu’il est finalement arrêté. L’ironie du sort veut que ce soit pour un meurtre qu’il n’a pas commis…

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Dans le film, Alec Guinness interprète à lui seul le rôle de huit personnages

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Les différents membres de la famille d’Ascoyne, tous interprétés par Alec Guinness

___Véritable satire sociale, « Noblesse oblige » passe au vitriol un système fonctionnant sur des principes séculaires et injustes où les droits des puissants sont exaltés mais non leurs devoirs. Les bonnes manières affichées et les tenues irréprochables des personnages ne sont ici que des artefacts qui dissimulent en réalité des individus peu fréquentables et cruels, gonflés par l’assurance de faire partie d’une caste supérieure et dominante, pétrie de privilèges. En forçant volontairement le trait, Robert Hamer souhaite ainsi montrer la dégénérescence d’un système construit sur des moeurs rétrogrades et des valeurs désormais dépassées. Pour avoir fait le choix de l’amour au détriment des principes, la mère de Louis est jugée coupable de mésalliance par le tribunal familial et se retrouve définitivement bannie de la haute société. Le film dénonce ainsi les travers et l’étroitesse d’esprit de l’aristocratie décrite comme une élite aussi cloisonnée qu’impitoyable et où le moindre faux pas est sévèrement sanctionné. L’élimination successive et méthodique des individus qui l’incarnent sonnent comme la diffusion d’un poison qui gangrène progressivement ce milieu sclérosé. L’ironie du sort étant que l’élément détonateur qui inoculera dans les racines de l’arbre familial le poison fatal qui causera sa perte se révèle être en fin de compte l’un de ses propres fruits. Louis joue ainsi le rôle de catalyseur dans le processus de déliquescence d’une noblesse poussiéreuse, bouffie d’orgueil et de certitudes. Ironiquement, c’est donc victime de son propre fonctionnement que s’achèvera funestement le règne de la dynastie d’Ascoyne.

___A l’instar du monde fourbe et sans concession dénoncé par le film, l’impudeur de Mazzini ne semble connaître aucune règles ni limites. C’est ainsi qu’après s’être emparé de l’emploi de sa première victime, Louis n’hésite pas à séduire l’épouse de la seconde avant de poursuivre sans vergogne son ascension sociale. Interprété par Joan Greenwood, le personnage de Sibella, à la fois opportuniste et ambitieuse, incarne l’alter ego féminin de Louis. Tout aussi dénués de scrupules l’un que l’autre, ils entretiennent une relation aussi passionnée que malsaine. Si les minauderies permanentes et les attitudes affectées de l’actrice peuvent d’abord irriter le spectateur, elles s’accordent parfaitement avec la personnalité perfide et diabolique du personnage qu’elle incarne. Sous nos yeux l’ingénue arriviste se métamorphose peu à peu en une redoutable calculatrice prête à tout pour arriver à ses fins. Alors qu’elle sent le vent tourner, Sibella révèle sa vraie nature, dévoilant au spectateur les traits les plus sombres de sa personnalité, à la fois vénale et manipulatrice.

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La force comique du film réside justement principalement sur ce décalage permanent entre les postures affectées et les actes moralement répréhensibles perpétrés par les personnages. La courtoisie et la bienséance ne sont que le paravent de comportements amoraux et de discours hypocrites. Dès lors, il devient facile pour le spectateur de céder à l’humour décomplexé et pince-sans-rire porté par le film. L’ensemble est mené avec tant d’esprit que toutes les abominations relatées ne gênent qu’à peine. Face à une succession de personnages aussi antipathiques que ridicules, le malaise des situations laisse rapidement place au rire.

A l’instar de la photo du domaine convoité au dos de laquelle, Louis a figuré la généalogie de sa famille, le scénario joue donc sur les faux-semblants et les secrets soigneusement dissimulés sous le vernis des apparences. Dénotant au milieu de cette atmosphère étouffante d’hypocrisie et de fausseté, Edith d’Ascoyne (Valerie Hobson) apparaît comme la bonté incarnée. Convaincue de l’intégrité de Louis et de sa noblesse d’âme, elle ne doute à aucun moment de son innocence. Mazzini tombe très vite sous le charme des nombreuses qualités de cette femme sincèrement digne et vertueuse, ainsi que de l’image qu’elle lui renvoie de lui-même. Au cours d’une séquence en tête-à-tête avec Louis, alors qu’elle fait référence aux vers de Tenyson et des privilèges de la noblesse, le jeu de regard d’Edith d’Ascoyne avec la caméra (comme si elle s’adressait directement au spectateur) est à cet égard particulièrement révélateur du message sous-jacent.

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Le tête à tête entre Edith d’Ascoyne et Louis

___Le film de Robert Hamer questionne également avec sévérité les inégalités de classe et la hiérarchie des valeurs d’une société dans laquelle les individus ne sont pas traités à la lumière de leurs actes mais en fonction de leur naissance et de leur position dans l’échelle sociale. Ainsi, pour avoir contrevenu aux obligations de son rang, on refusera à la mère de Louis les honneurs d’une sépulture dans le caveau familial. De son côté, Louis, ne désirant pas renoncer aux privilèges de son rang, obtient d’être jugé en grandes pompes par la chambre des Lords avant de bénéficier d’un traitement carcéral plein d’égards, malgré l’atrocité de son crime.

Avec « Noblesse oblige », Robert Hamer offre au spectateur un concentré de cynisme et d’humour noir, autant dans les dialogues que dans la mise en scène, qui se révèle aussi inventive que malicieuse. Parmi les points notables du film, il faut souligner la performance d’Alec Guinness qui campe à lui seul les huit membres de la famille d’Ascoyne, offrant une palette d’interprétation remarquable, qui va du vieil évêque alcoolique à la suffragette intrépide. Le double-sens des situations et des répliques ici employé avec brio permet d’illustrer à la perfection la duplicité des personnages mis en scène et de leurs intentions. Jouant en permanence sur la respectabilité affichée des personnages combinée à l’indécence crasse de leurs actes, le scénario et la réalisation exploitent jusqu’à l’extrême cette confrontation entre flegme et impertinence. L’atrocité des crimes perpétrés par Louis est proportionnelle au sang-froid et au détachement avec lesquels il commet ses actes ignobles.

Un petit bijou d’humour noir, décapant et mordant à souhait.

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« Andersen, les ombres d’un conteur » de Nathalie Ferlut

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Quatrième de couverture

Dans les contes, quand un paysan trouve une pièce d’or, il change sa vie avec ! Imagine un peu ce que serait ton aventure à toi ! Ton conte, ta belle histoire ! Tu pourrais être si grand ! Eventyr ! Eventyr !
  • Mon opinion

★★★★★

___Gravé dans l’imaginaire collectif, le nom d’Andersen est associé à de nombreux contes de fées qui bercèrent notre enfance.et celle de plusieurs générations. Le vilain petit canard, le soldat de plomb, la petite fille aux allumettes, la reine des neiges, la petite sirène, … derrière toutes ces histoires passées à la postérité du patrimoine littéraire, se cache en réalité un artiste complet, à la fois chanteur, danseur, poète, romancier et novelliste.

C’est à la rencontre de cet auteur d’origine danoise que nous convie Nathalie Ferlut à travers un album mâtiné de poésie qui retrace le fil d’une existence peuplée de voyages, de rencontres, mais aussi de blessures et de désillusions. Nous dévoilant les parts d’ombres et de lumière d’un artiste à la personnalité atypique et fantasque, elle nous livre à travers ce portrait les clés de compréhension de l’oeuvre de ce merveilleux conteur d’histoires.

« Il aimait être ce personnage de conte : un fils de cordonnier qui avait eu de la chance, et faisait son miel de tout ce qu’il voyait, entendait, ressentait. »

___De la misère des campagnes danoises à la bourgeoisie de Copenhague, le destin exceptionnel d’Andersen est digne de ceux des personnages nés sous sa plume. Parti de rien, il réussit à force de volonté et de travail à s’élever dans la société danoise de l’époque et à s’imposer par son talent.

Porté par ses rêves de succès, son opiniâtreté et une persévérance à toute épreuve, le jeune « poète en bourgeon » parvient à s’attirer la sympathie de personnages influents, parmi lesquels Jonas Collin, conseiller d’Etat. Ce dernier, estimant que l’instruction de l’adolescent laisse à désirer, s’assure alors de parfaire l’éducation de son protégé en lui obtenant une bourse d’études et une place à l’école. Mais là-bas, l’imagination fertile de ce fils de cordonnier se heurte très vite à ce milieu bourgeois et guindé. L’ambiance studieuse et l’esprit rigide font du lieu un environnement hostile à l’épanouissement du jeune homme, étouffant les aspirations artistiques et la fantaisie de cet élève médiocre.

Sa quête de reconnaissance le conduit plus tard à voyager à travers l’Europe où il multipliera les rencontres les plus prestigieuses (Dickens, Balzac…). Si de nombreux individus ne feront que traverser son existence, une rencontre bouleversera néanmoins sa vie : celle d’Edvard Collin, le fils de son protecteur. Ami de toute une vie et frère de coeur, il entretiendra jusqu’à sa mort avec ce dernier une relation ambiguë et tumultueuse. A la fois son premier lecteur, son correcteur et son avocat, Collin devient bientôt l’objet d’un amour platonique et non réciproque pour le poète. Leurs querelles récurrentes ainsi que la mise en parallèle des destins des deux hommes offre par ailleurs un contraste révélateur de la fracture entre élan artistique et milieu conservateur dans la société de l’époque.

___Entre moments heureux et abysses de solitude, Nathalie Ferlut retrace le destin de cet idéaliste à l’acharnement peu commun, déterminé à forcer le destin pour devenir célèbre. Loin de se contenter d’un simple récit factuel, l’illustratrice sonde les tréfonds de l’âme de son sujet, explore ses failles et ses zones d’ombre afin de nous livrer une étude de caractère complète, à la fois maîtrisée et magistralement menée.

Derrière ce personnage fantasque et excentrique se dessine progressivement le portrait en creux d’un éternel enfant, sorte de Peter Pan, qui semble éprouver les plus vives difficultés à s’adapter au monde réel et à trouver sa place dans une société où il refuse de grandir. Susceptible, capricieux, égocentrique, peureux, maladroit… le parcours de vie d’Andersen fait apparaître un individu tour à tour attachant et insupportable, amoureux de la vie et en soif de reconnaissance qui garda toute sa vie son âme d’enfant.

___Véritable invitation aussi bien dans l’imaginaire que dans la vie d’Andersen, l’album de Nathalie Ferlut est également une vraie prouesse artistique. Afin de retracer la vie du célèbre conteur, l’ouvrage épouse en effet la mise en forme d’un recueil de contes et convoque les personnages nés sous la plume d’Andersen. Grâce à un procédé ingénieux, la dessinatrice propose en effet aux lecteurs une mise en abyme sensible et poétique de l’œuvre d’Andersen, s’appuyant pour sa narration sur les personnages emblématiques des contes de l’auteur. En filigrane des évènements, le lecteur voit ainsi se succéder plusieurs de ses protagonistes les plus célèbres, parmi lesquels le petit soldat de plomb, la bergère et le ramoneur ou encore la petite poucette. Leur apparition ne se cantonne pas au simple rôle de caméo. Outre le rôle actif qu’ils occupent dans la narration, ils incarnent surtout la petite conscience d’Andersen, témoins de ses dilemmes intérieurs et des doutes qui le rongent. Une construction habile qui permet à la dessinatrice d’appuyer son propos et d’étayer sa démonstration. Car au-delà du simple effet de style, ce procédé astucieux montre surtout de quelle façon ce grand conteur d’histoires puisa son inspiration à même sa vie ; ses histoires et ses personnages se nourrissant autant de son imaginaire que de son vécu. De fait, ses récits se révèlent être autant l’expression de son imagination que celle de ses peurs les plus intimes et les plus profondes. Pour Andersen, l’écriture est une entreprise aussi vitale que cathartique ; le moyen d’exorciser les fantômes qui le hantent et d’apprivoiser ses démons en couchant sur le papier les personnages qui peuplent son imaginaire.

___Le dessin vaporeux et le trait mouvant de Nathalie Ferlut combinés à des teintes chatoyantes s’allient à merveille pour créer une atmosphère onirique et envoûtante à souhait, où se confondent en permanence réalité et imaginaire. Son trait dynamique et expressif restitue avec brio l’esprit bouillonnant et torturé de son sujet, donnant au récit une impression de mouvement permanent. Tantôt relâché ou précis, figuratif ou abstrait, Nathalie Ferlut nuance son style au gré des évènements évoqués, éveillant avec justesse un florilège d’émotions chez le lecteur.

Avec Les ombres d’Andersen, Nathalie Ferlut revisite la vie du conteur par le biais de ses créations et de ses personnages, signant une oeuvre singulière, créative et envoûtante. Destiné avant tout aux grands enfants, ce biopic graphique trouve le juste équilibre entre narration et émotions, aboutissant à un portrait délicat et tout en finesse d’un homme-enfant au destin exceptionnel. Nul doute qu’une fois cet album refermé, les contes d’Andersen résonneront avec une acuité nouvelle aux oreilles du lecteur…

Je remercie infiniment les éditions Casterman pour cette lecture envoutante !

« Elisabeth Ire » de Vincent Delmas, Christophe Regnault, Andrea Meloni et Michel Duchein

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Quatrième de couverture

Fille du roi Henri VIII, Elisabeth Tudor accède au trône d’Angleterre au cœur de nombreux remous politiques. En rivalité avec sa demi-sœur Marie Tudor, elle est celle qui parviendra finalement à restituer la stabilité du royaume sous l’autorité royale, coupant les liens avec le Pape en créant l’Église protestante d’Angleterre. Elle est également celle qui parviendra à imposer sa féminité dans un monde d’hommes. Éternelle vierge, elle ne se mariera jamais et verra la lignée Tudor s’éteindre avec elle.

Découvrez le destin de l’une des figures les plus célèbres de l’histoire d’Angleterre. Celle dont le règne, associé à l’épanouissement du théâtre anglais – représenté par William Shakespeare et Christopher Marlowe – et aux prouesses maritimes d’aventuriers comme Francis Drake, signe l’apogée de la Renaissance anglaise.

  • Mon opinion

★★★★★

___Pour quiconque témoigne d’un intérêt marqué pour la dynastie Tudor ou pour Elisabeth Ire, le nom de Michel Duchein sonne comme une référence sur le sujet. L’historien, auteur de nombreux ouvrages consacrés à divers souverains britanniques, fait figure d’autorité en la matière. De fait, retrouver ainsi le nom de ce spécialiste parmi les auteurs ayant participé à la réalisation de cette BD ne pouvait que me conforter dans l’idée de me la procurer.  S’inscrivant dans la collection « Ils ont fait l’Histoire » de Glénat, cette biographie, réalisée en collaboration avec les éditions Fayard, revient sur le règne de l’un des plus grands monarques de l’Histoire.

___Fruit des amours tumultueuses d’Henri VIII et d’Anne Boleyn (que ce dernier fera exécuter), Elisabeth est passée par les affres de bien des tourments avant de monter sur le trône. Couronnée reine le15 janvier 1559 en l’abbaye de Westminster, elle est la dernière Tudor à accéder au trône d’Angleterre. Son règne, qui s’étendra sur 45 ans, débute sur fond de nombreux remous politiques et d’une grande instabilité religieuse. Marquée par de nombreuses manigances politiques, la rupture avec la papauté ou encore la création de l’Elise protestante d’Angleterre, l’ère élisabéthaine (1558-1603) marque également l’apogée de la Renaissance anglaise avec l’essor sans précédent des arts et de la culture. Le théâtre florissant sous la plume du dramaturge William Shakespeare en est d’ailleurs l’une des plus belles représentations !

___Si personne ne conteste le rôle majeur qu’Elisabeth Ière joua dans l’Histoire d’Angleterre, sa personnalité complexe et ambiguë lui valut autant d’admirateurs que de détracteurs. Portée aux nues par certains, conspuée par d’autres, celle que l’on surnomme « la reine vierge » cultive aussi bien le mystère que les paradoxes. Colérique, versatile, austère, calculatrice… Elisabeth est de fait parfois présentée comme une souveraine aigrie, indécise et antipathique. Pourtant, ce n’est qu’à l’aune de son histoire personnelle et du contexte trouble de son époque qu’il convient d’appréhender la personnalité et les réactions de cette femme à la destinée exceptionnelle. Refusant tout parti-pris ou portrait à charge, Vincent Delmas, Michel Duchein, Christophe Regnault et Andrea Meloni parviennent avec cette biographie sérieuse et visuellement époustouflante, à restituer toute la complexité de cette reine hors du commun et à en dresser un portrait psychologique remarquable de nuances au vu d’un format si condensé.

Vivant sous la menace permanente d’une trahison ou d’un complot visant à la destituer, pressée par ses conseillers de se marier afin d’asseoir les intérêts de la couronne d’Angleterre et d’assurer sa succession, on comprend mieux les sautes d’humeur de la souveraine face à ces attaques permanentes et répétées. A la lumière de tous ces éléments essentiels ici parfaitement restitués par les auteurs, Elisabeth Ire apparaît ainsi davantage comme une femme avisée, prudente et intelligente que comme une monarque narcissique, froide et calculatrice. Nul doute qu’il fallut en effet à la souveraine user de toute son intelligence et de sa force de caractère pour ne pas tomber dans les nombreux pièges de la cour ou autres complots ourdis par l’entourage de sa cousine catholique. Sachant se montrer fine tacticienne dès lors que les circonstances l’exigent, elle avance avec prudence en matière de questions religieuses et revendique une totale indépendance d’esprit.

Entre nécessité d’asseoir son autorité et indispensable devoir de compromis, cette évocation du règne d’Elisabeth met ainsi parfaitement en évidence le difficile exercice du pouvoir, a fortiori lorsqu’on est une femme. S’estimant mariée au royaume d’Angleterre, Elisabeth Ire forge sa légende sur son célibat. Dans ce monde d’hommes où se mêlent conflits d’intérêts personnels, politiques et jeux de dupes diplomatiques, elle entend conserver sa couronne et son pouvoir. Un règne sans partage aussi bien marqué par sa longévité que par les quelques personnalités récurrentes que compte son entourage. La reine s’est en effet très vite entourée d’un cercle restreint de proches conseillers qui lui restèrent toujours fidèles, parmi lesquels William Cecil, Walsingham… et l’incontournable Robert Dudley.

Au coeur de la narration, on retrouve ainsi évoquées la question lancinante du mariage, ses rapports ambigus avec Robert Dudley ou encore sa rivalité avec Marie Stuart. A ce sujet, il semble probable que celle qui revendiqua et affirma son indépendance à une époque patriarcale, nourrissait en catimini quelque jalousie envers sa cousine. Leur lutte sans merci mènera finalement Marie Stuart à l’échafaud et entraînera Elisabeth à un affrontement historique avec l’Espagne. Qualifiée d’invincible, l’armada espagnole sera pourtant finalement vaincue par l’armée anglaise ; permettant ainsi à la victorieuse Elisabeth d’entrer un peu plus dans la légende.

___Soucieux d’intégrer tous les événements marquants de son règne tout en devant composer avec un format court, les auteurs ont dû opérer quelques coupes dans la chronologie. Autant d’ellipses temporelles et de raccourcis qui pourront à n’en pas douter déstabiliser certains lecteurs. De fait, la multiplicité des enjeux politiques et religieux sous-tendus par le sujet semblent réserver davantage cet album à un public un minimum connaisseur, ou en tout cas déjà familiarisé avec le contexte et les protagonistes impliqués. Afin d’essayer de pallier à cette difficulté et de combler les éventuels chaînons manquants, le récit est complétée d’un dossier illustré de 7 pages, qui permet de revenir sur les évènements majeurs du règne d’Elisabeth tout en les remettant dans le contexte de l’époque.

Le dessin réaliste de Christophe Regnault et Andrea Meloni nous fait plonger de plain-pied dans le siècle élisabéthain, au coeur des jeux de pouvoir et des évènements majeurs qui marquèrent cette période et dont les auteurs nous livrent ici le récit palpitant. Avec cette biographie, ils nous offrent surtout un portrait nuancé et réaliste d’une reine emblématique et charismatique qui joua un rôle majeur dans l’histoire de l’Angleterre et devint un mythe de son vivant. Pour bâtir cet album, les auteurs se sont appuyés sur une solide documentation et de multiples sources, aussi bien à charge que partisanes, dans lesquelles ils ont dû entreprendre un tri rigoureux, afin de coller au mieux à la « vérité historique ». Format court oblige, on regrettera que l’album ne revienne pas sur l’enfance et les jeunes années d’Elisabeth. Mais quelles que soient les zones d’ombre et les incertitudes entourant sa vie privée ou son caractère, Elisabeth Ire n’en demeure pas moins une figure historique fascinante. Profondément dévouée à son peuple et à la cause de son pays, elle hissera son royaume au rang des plus grandes puissances de la Renaissance.

Je remercie infiniment les éditions Glénat pour cette belle découverte !