« Herland » de Charlotte Perkins Gilman

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Quatrième de couverture

Quelque part sur notre planète, un peuple de femmes se reproduit par parthénogenèse depuis deux mille ans. Elles ont construit une société paisible et magnifique, écologique avant la lettre, fondée sur une conception rationnelle et chaleureuse de la maternité et de l’éducation. Trois Américains mâles, de tempéraments fort différents, débarquent dans cet univers improbable…

• Mon opinion

★★★★☆

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Charlotte Perkins Gilman

___Célèbre intellectuelle féministe du tournant du XIXème au XXème siècle, Charlotte Perkins Gilman est l’auteure d’une oeuvre prolixe composée de nombreux romans, nouvelles, poèmes, essais et articles, publiés entre 1888 et 1935. En 1909, elle lança seule son propre mensuel, baptisé The Forerunner, dans lequel parut pour la première fois en 1915 et sous la forme d’un feuilleton, son utopie la plus célèbre, Herland. Le texte n’est paru sous forme de livre qu’en 1979, au moment où l’œuvre de Gilman était redécouverte. Il est pour la première fois traduit cette année en français aux éditions Books.

 

___Trois jeunes américains comprenant un aventurier, un scientifique et un sociologue participent à une expédition qui va bouleverser leurs vies. Parmi eux, Terry Nicholson dit « Le Vieux Nick », Jeff Margrave et Vandyck Jennings. Le premier possède l’argent et le goût de l’exploration. Aviateur aguerri, il a de solides compétences en mécanique, en électricité, géographie et météorologie. Le second, Jeff, est un médecin ayant des connaissances en biologie et botanique. Quant à Van, observateur attentif et réaliste, il est le point d’équilibre du trio et le narrateur de leur périple. Au cours de leur progression, les trois compères ont écho d’une légende évoquant l’existence d’une étrange et terrible « Terre de Femmes ». Si la localisation de cet intrigant pays reste floue, les récits des autochtones à son sujet convergent sur un point : cette terre n’abrite pas un seul homme, étant uniquement peuplée par des femmes et des jeunes filles. Intrigués, les aventuriers décident de partir à la découverte de ce pays inconnu, en plein coeur de la nature amazonienne, et qui semble nourrir tant de fantasmes chez les tribus locales. Armés de leurs fusils, ils embarquent donc pour un voyage vers l’inconnu. L’impossibilité de savoir ce qui les attend sur place ne tarde pas à faire naître une infinité d’hypothèses concernant leur destination que Terry baptise bientôt « Herland ». Au cours de cet interminable voyage, chacun y va de ses spéculations, allant des projections les plus poétiques (pour Jeff) aux plus sulfureuses (pour Terry).

A leur grande surprise, ils découvrent sur place un pays parfaitement cultivé, dessiné comme un fabuleux jardin, peuplé exclusivement d’arbres fruitiers. Là, perchées sur un arbre gigantesque, trois silhouettes de femme apparaissent bientôt sous leurs yeux. Tels de succulents fruits accrochés à un arbre, elles se balancent, fixant avec curiosité depuis leurs perchoirs précaires les trois inconnus. Elles portent des cheveux courts, des vêtements « peu féminins » mais parfaitement adaptés au mouvement. Ce sont des créatures athlétiques, à la fois légères et puissantes, respirantes de santé et qui arborent des visages sereins mais déterminés. Malgré la barrière de la langue, les trois hommes parviennent à saisir les prénoms de ces indigènes : Celis, Alima et Ellador. Se lançant à leur poursuite, ils finissent par atteindre la ville avant de se retrouver encerclés par les habitantes : « Nous avions l’impression d’être des petits garçons, de tout petits garçons qu’on a surpris en train de faire des bêtises dans la maison de quelque belle inconnue ». (p.41) « Je ris aujourd’hui à la lumière de ce que j’ai appris depuis, à la pensée du trio que nous composions alors : trois garçons intrépides et irrévérencieux débarquant en terre inconnue sans stratégie aucune. Nous avions estimé que s’il y avait des hommes, nous pourrions les combattre, et que s’il n’y en avait pas, aucun obstacle ne se dresserait sur notre route. » (p.43). Mais face à cette foule compacte autour d’eux, les trois aventuriers se trouvent pris au piège : « il n’y avait rien d’autre à faire que d’avancer ou se battre ». (p.44) « Nous nous trouvâmes dans la situation des suffragettes essayant d’atteindre le Parlement malgré le triple cordon de la police londonienne. La solidité de ces femmes était ahurissante. […] Nous fûmes soulevés tels des enfants insupportables et transportés ainsi, nous débattant inutilement. On nous porta à l’intérieur. Nous nous défendions avec toute notre force d’homme, mais ces dames nous soumettaient bel et bien, en dépit de nos efforts. » (p.45). Après avoir été brièvement anesthésiés, les trois hommes comprennent qu’ils ne sont pas en situation de lutter. Désormais en « liberté surveillée », ils semblent se résigner à leur sort et commencent un long apprentissage avec leurs professeures particulières afin d’apprendre la langue du pays. Chaque jour, la liste de leurs questions s’allonge. A mesure que leur instruction progresse et que le temps passe, leurs différences de caractères s’affirment. Tandis que Jeff semble parfaitement s’acclimater au pays, Terry devient de plus en plus irritable, supportant de plus en plus mal cette vie en captivité. Fatigué de cette détention, il finit par persuader ses amis d’organiser un plan pour fuir et regagner leur avion. Mais leur entreprise tourne rapidement à l’échec. Après une escapade de quelques heures, ils sont vite rattrapés par les habitantes de Herland. « Se battre n’aurait servi à rien. Ces femmes étaient solides, moins en raison de leur force individuelle que de leur intelligence collective. » (p.72)

Contre toute attente, les femmes ne se formalisent pourtant pas de cet acte de révolte. Les fugitifs comprennent bientôt qu’ils sont en réalité considérés comme des invités du pays, des « sortes de pupilles ». « Nos premiers réflexes de violence les avaient obligées à nous séquestrer quelque temps, mais dès que nous aurions appris la langue et nous engagerions à ne commettre aucun mal, elles nous feraient les honneurs du pays ». (p.74) Dès lors, ils concentrent leurs efforts à mieux connaître leur nouvel habitat et les moeurs qui gouvernent cette « Terre des Femmes ».

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Couverture de l’édition américaine de Herland

___Depuis deux mille ans, Herland est un pays qui n’a pas eu d’hommes parmi ses habitants. Autrefois, « race bisexuelle », le pays connut une succession d’épisodes tragiques au cours de son histoire. La population, jadis polygame et esclavagiste, fut d’abord décimée par la guerre qui emporta de nombreux hommes, morts au combat. Par la suite, une éruption volcanique provoqua l’emmurement d’une partie des habitants. Parmi le peu d’hommes qui survécurent, les esclaves se révoltèrent dans le sang et, après avoir assassiné maîtres, petits garçons, femmes âgés et mères, ils prirent possession du pays et de ses jeunes survivantes. Au lieu de se soumettre, les femmes restantes se soulevèrent dans un geste désespéré et vinrent à bout de leurs brutaux conquérants. Passé le désespoir, elles décidèrent ensuite de se mettre au travail pour bâtir un pays et le rendre le plus viable possible. Durant des années, les femmes travaillèrent ensemble, solidaires et vaillantes. Jusqu’à ce que le miracle se produisit : l’une d’elle fut enceinte. Cette première naissance, perçue comme un don de Dieu, résonna comme un nouvel espoir au sein de la communauté. Par la suite, elle enfanta de quatre autres enfants, soit cinq filles au total qui héritèrent chacune de la faculté de donner à leur tour naissance à cinq filles : « Et c’est ainsi que naquit Herland et son peuple, composé d’une unique famille issue d’une seule et même mère, laquelle vécut jusqu’à cent ans et vit naître ses cent-vingt-cinq arrière-petites-filles. Elle fût la Reine-Prêtresse de chacune et mourut plus dignement et joyeusement qu’aucun autre être humain sur cette terre – c’est que, tout de même, elle avait engendré une nouvelle race. » (p.92)

___Premières victimes de leurs préjugés, les trois hommes ne peuvent d’abord pas imaginer que des femmes puissent ainsi vivre de façon autonome et en parfaite harmonie. Terry, la figure misogyne du groupe, a d’ailleurs la ferme conviction qu’ils vont finir tôt ou tard par se trouver nez à nez avec des hommes. Pour lui, « les hommes sont quelque part, c’est sûr », vivant cachés dans les montagnes d’où ils gèrent une sorte de matriarcat, gardant les femmes dans cette partie isolée du pays, au sein d’un vaste « harem national ». Car comment expliquer autrement la présence de bébés et de jeunes enfants au milieu de toutes ces femmes ?

Dans cette aventure, Terry incarne l’archétype de l’homme « viril » qui court après les filles (au sens propre comme au figuré) et enchaîne les conquêtes. Pour lui, les femmes sont par nature incapables d’organisation, passant leur temps à se battre et à se jalouser. Devant ce contre-exemple éclatant, son orgueil de mâle se trouve blessé : « La tradition voulant que les hommes soient des gardiens et des protecteurs n’avait plus cours ici. Ces vierges robustes n’avaient à craindre aucun mâle et, de ce fait, n’avaient pas besoin d’être protégées. Quant aux bêtes sauvages, il n’y en avait aucune dans ce pays préservé. Elles plaçaient au plus haut le pouvoir de l’amour maternel, cet instant que nous portons aux nues, mais aussi celui de l’amour sororal, que nous peinions à identifier alors qu’il était sous nos yeux. » (p.93) Ayant surmonté les difficultés originelles de leur civilisation, les femmes de Herland mènent en effet désormais une existence sereine dans un pays où régnait l’ordre, l’abondance, la santé et la tranquillité.

___D’abord assurés de leur supériorité (à la fois physique, intellectuelle et culturelle), les trois hommes reçoivent bientôt une grande leçon de modestie devant le fonctionnement impeccable de cette société débarrassée de violence, qui ne connait ni la guerre, ni la maladie, ni la souffrance. Jeff et Van apprécient de plus en plus les qualités de cet étrange pays, remarquablement civilisé et éclairé, aspirant toujours au progrès et à l’accroissement des connaissances. « Elles-mêmes étaient une unité, un groupe clairvoyant qui résonnait en terme de communauté. En tant que tel, leur rapport au temps n’était pas limité aux espoirs et aux ambitions d’une vie individuelle. Par conséquent, elles concevaient des stratégies de développement à très long terme, courant sur des siècles. » (p.121)

« Nous avions imaginé une société monotone et soumise, et nous avions admiré une inventivité et une audace supérieures aux nôtres, ainsi que des avancées scientifiques de même niveau. Nous avions imaginé la mesquinerie, et avions découvert une conscience sociale à côté de laquelle les chamailleries de nos pays semblaient infantiles et stériles. Nous avions imaginé la jalousie, et avions observé une profonde affection sororale, une intelligence éprise d’impartialité, dont nous n’avions pas l’équivalent. Nous avions imaginé l’hystérie et avions été accueillis par des esprits profonds auxquels la vulgarité était impossible à expliquer. » (p.124)

___Sans malice ni mauvaises intentions, l’esprit critique des habitantes de Herland et leur logique imparable pousse peu à peu le narrateur à reconsidérer ses certitudes. Lui, qui avait toujours était fier de son pays, se trouve troublé par ce mode de vie et cette société fonctionnant sur des principes si éloignés de ceux qu’il connait. « Au fur et à mesure que j’apprenais et admirais tout ce qu’avaient accompli ces dames, j’étais de moins en moins fier de ce que nous avions fait de notre virilité. Voyez-vous, elles n’avaient pas connu la guerre. Elles n’avaient adoubé ni rois, ni prêtres, ni engendré une aristocratie. Elles étaient soeurs et elles grandissaient ensemble, sans compétition, unies dans l’action. » (p.96) L’entente harmonieuse entre ces femmes, caractéristique la plus prégnante de la culture des Herlandaises, est perçue comme contre-nature par Terry. Sa première tentative d’approche, où il tente de les séduire avec des bijoux, connaît un échec cuisant. Avec son esprit de conquête, il est pourtant convaincu de réussir à se faire aimer de l’une d’elle comme un maître et de parvenir à établir sa suprématie. Sa volonté obstinée de réaffirmer sa virilité le poussera à commettre l’irréparable.

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___Sous des allures au départ de simple fiction, Herland bascule rapidement dans le registre de l’utopie. Dans celle-ci, Gilman imagine un monde dans lequel le féminin est l’unique et peut se passer du masculin grâce à la parthénogenèse. Présenté comme un pays propre, dépourvu de violence, libéré des conflits, de la peur et de la maladie, Herland offre à Gilman le cadre parfait pour développer ses réflexions d’une société idéale. Dans ce lieu à la beauté ordonnée, les normes reconnues sur ce que sont le « masculin » et le « féminin » n’existent pas. Découpé en douze chapitres, ce texte percutant permet à son auteure d’exposer ses théories concernant la maternité, l’éducation des enfants, et les rapports entre hommes et femmes.

___En mettant en exergue les incohérences de la société patriarcale, Gilman questionne les rapports et les interactions entre hommes et femmes. Face aux trois explorateurs, les herlandaises se montrent particulièrement enthousiastes à l’idée de pouvoir comparer leurs deux mille ans d’histoire et d’étudier les différences entre leur propre peuple composé exclusivement de femmes et la société mixte de leurs hôtes. « Ce n’était pas une simple curiosité – elles n’étaient pas plus curieuses envers nous que nous envers elles. Mais elles mettaient beaucoup d’application à comprendre notre civilisation. Avec leurs innombrables questionnements, elles parvenaient même à nous piéger et nous faire admettre, à contrecoeur, certaines vérités. » (p.83) Car à travers leurs questions a priori naïves, elles parviennent bientôt à ébranler sérieusement les croyances les plus solides du narrateur quant aux fondements et au bien fondé des valeurs de la société des hommes. Au cours de leurs échanges, Van et son hôtesse confrontent leurs visions sur de multiples sujets, tels la religion, la mort, le travail, les traditions… En soumettant sa pensée patriarcale à un angle de vue externe et dépourvu de préjugés, le jeune homme remet bientôt en question les fonctionnements et les principes communément admis d’un système qu’il n’avait jusqu’alors jamais remis en cause. Issues de deux mille ans de civilisation sans hommes, les concepts de séduction, de mariage, ou encore de foyer sont des notions inconnues pour ces femmes. « Et nous étions là, parmi les femmes de Herland, pétris des idées, des convictions et des traditions de notre culture, à tenter d’éveiller chez elles une manière de voir les choses qui n’était que la nôtre » (p.145) « Nous autres les hommes parlons volontiers des femmes – la plupart d’entre elles – comme d’êtres limités. Nous honorons leurs pouvoirs fonctionnels, ceux de la reproduction, même si nous les déshonorons en nous en servant ; nous respectons leurs vertus, mais démontrons par nos actes que nous n’en faisons aucun cas. Nous les admirons sincèrement car une fois mères, elles deviennent nos domestiques, financièrement dépendantes de nous, réduites à notre service une fois leurs devoirs maternels exécutés. Oh oui, nous les admirons. Mais à leur place, c’est-à-dire à la maison, où elles remplissent ces devoirs si bien décrits par Mrs. Josephine Dodge Daskam Bacon, qui détaille les services d’une « maîtresse de maison ». (p.200)

___A Herland, la maternité constitue l’institution fondamentale de la société, sous une conception qui transcende les liens biologiques. Les enfants sont la raison d’être du pays, et les femmes mettent toute leur énergie au service de leur avenir. Elles concentrent toutes leurs forces et leur intelligence à concevoir des plans pour atteindre leurs idéaux en matière d’éducation. Leur projet se résume en une question: comment oeuvrer à rendre chacun meilleure ? « – Ici, nous ancrons la maternité dans la sororité originelle et le désir profond d’évoluer […]. Ici, les enfants sont notre unique préoccupation et l’objet de toutes nos pensées. Chaque pas, chaque avancée est examinée en fonction des conséquences que cela aura sur eux et sur la race. » (p.105) « A Herland, […] les femmes travaillaient ensemble au plus grand des projets : créer des personnes. » (p.108) Historiquement, c’est dans l’intérêt de leurs enfants qu’elles développèrent plusieurs secteurs d’activités et organisèrent l’espace. Confrontées à une démographie galopante, elles durent cependant bientôt trouver une solution au problème de surpopulation qui aurait eu pour conséquence une baisse de la qualité de la vie. Refusant la compétition et la « lutte pour la vie » tout autant que le colonialisme, elles décidèrent de réguler leurs naissances et de ne plus se reproduire, sacrifiant leur maternité pour leur pays. Car pour les habitantes de Herland, l’amour maternel irradie de bien des façons, et les femmes qui n’ont pas d’enfant peuvent trouver un réconfort en prenant soin de ceux qui sont déjà là : « Quand une femme choisissait d’être mère, elle laissait le désir d’enfant grandir en elle jusqu’à ce que le miracle naturel se produisit. Quand elle ne le voulait pas, elle chassait l’idée et dispensait son amour à d’autres bébés. » (p.111).

Si à Herland, la maternité, entendue comme le fait de porter un enfant, est accessible à chacune, l’éducation de l’enfant est en revanche un art réservé seulement aux plus compétentes*. Dans cet esprit, le soin aux bébés, qui participe de l’éducation, est donc confié aux « plus capables ». « Le fait d’élever un enfant, chez nous, est devenu un sujet tellement étudié, élaboré avec tant de subtilité et de compétence, que plus nous aimons nos enfants, moins nous voulons les mettre entre des mains incompétentes, même si ce sont les nôtres. » (p.126)

___Puisant dans le mythe des Amazones, Gilman charpente une utopie passionnante dans laquelle les rapports de force se trouvent inversés, au service d’un discours féministe et engagé. Dans Herland, Gilman imagine une société sans hommes dans laquelle les femmes se reproduisent par parthénogenèse. Plus que d’imaginer un mode de reproduction alternatif permettant aux femmes de se passer totalement des hommes, Gilman créée dans son livre une société où la sexualité est totalement absente.

___Avec l’arrivée de ces voyageurs, les habitantes voient l’occasion de rétablir la bisexualité à Herland. Après plusieurs mois passés à les étudier, les observer et les évaluer, elles envisagent la réintroduction des hommes et d’une reproduction sexuée normale. Mais pour les Herlandaises, l’acte sexuel reste indissociable d’une volonté de procréation. « Elles avaient cette longue expérience, riche et profonde, de la maternité, et leur seule échelle d’évaluation d’un mâle se basait sur son pouvoir d’engendrer. » (p.179) « Dans leur esprit, le seul principe de vie était la maternité, et toute contribution de l’homme ne pouvait tendre qu’à cette même finalité- quoiqu’avec des méthodes différentes. Mais elles ne pouvaient comprendre, même en s’y efforçant, la psychologie du mâle, dont les désirs tendent à minorer la paternité pour ne rechercher que « les plaisirs de l’amour ». (p.196).

Le mariage des trois explorateurs à trois des habitantes permet à l’auteure de développer ses opinions concernant cette institution et d’affirmer son point de vue concernant la nécessité de discipliner l’instinct sexuel. Ancrée dans la morale victorienne, Gilman expose une vision de la sexualité uniquement procréatrice. Après avoir tenté de violer son épouse, Alima, Terry est finalement chassé de Herland. En voulant prendre par la force la jeune femme qui se refusait à lui dans la mesure où son but n’était pas la reproduction, Terry a commis la transgression ultime des règles régissant la société herlandaise. Son acte symbolise au demeurant la concrétisation de ses intentions prédatrices (latentes depuis le début du récit) et de sa volonté de domination qui caractérisent son personnage phallocrate.

___Selon Gilman, la féminité exacerbée et l’hypersexualisation des femmes du XXème siècle ne s’explique pas par la nature ou des causes biologiques mais par l’environnement économique, social et culturel dans lequel elles vivent. Parce qu’elles sont économiquement dépendantes des hommes, les femmes doivent sur-développer leurs caractéristiques féminines au dépens d’autres caractéristiques universelles. Van, le narrateur, prend progressivement conscience que sa vision de la place de la femme n’est en réalité qu’une construction culturelle : « Je pris conscience alors que ces « charmes féminins » qui nous fascinent tant ne sont pas féminins par essence, mais que ce sont des projections masculines, qu’elles ont cultivées pour nous plaire, parce qu’il fallait nous plaire, mais en aucun cas nécessaires à la réalisation de leur grand dessein. » (p.95)

___Herland est donc un texte qui vaut surtout pour ses thèses avant-gardistes au regard de l’époque où il fut rédigé. Gilman y avance des réflexions novatrices pour son temps sur certaines questions, telles que le rapport à la nature, la féminité, l’éducation des enfants (où elle prône le recours à des méthodes pédagogiques alternatives et innovantes pour l’époque, à l’instar de la méthode Montessori) et l’éloge du partage des connaissances. « Leur éthique, fondée sur une riche conception de l’évolution, était axée sur le perfectionnement d’une culture empreinte de sagesse. La théorie sur le bien et le mal n’avait pas lieu d’être ici. Le bonheur était de grandir et de travailler. Nous découvrions que la pression de l’environnement développe chez l’être humain son inventivité et que des enfants élevés dans un cadre épanouissant et prospère sont capables de modeler et d’améliorer encore davantage cet environnement. » (p.153) Elle oppose en particulier l’esprit de compétition (la société américaine) à celui de coopération (Herland), qui constitue selon elle la clé de l’évolution humaine et du progrès.

Si certaines réflexions lancées par l’auteure apparaissent incroyablement visionnaires pour son époque, d’autres au contraire, témoignent aujourd’hui d’un regard éculé et d’une conception datée à l’égard de certains sujets. Dans sa vision de la différence des sexes, Gilman semble opposer de façon binaire une énergie masculine violente et portée à la destruction à une énergie féminine maternelle et conservatrice. En filigrane de sa démonstration se dessine par ailleurs une société où les individualités sont sacrifiées au nom du bien collectif : « Toute compétence acquise est une offrande à la prospérité du pays » (p.151). La maternité constitue pour ces femmes le seul engagement personnel, tout le reste s’inscrivant dans un projet commun. A Herland, tout est fait au service du pays et de l’amélioration de la « race ». Impossible aujourd’hui de ne pas tiquer devant cet éloge d’un certain eugénisme, ni d’occulter les sous-entendus racistes qui ponctuent l’oeuvre. Bien que marquée par son temps par certains aspects, Herland, n’en reste pas moins, cent ans après sa rédaction, une oeuvre globalement étonnamment moderne, qui force l’admiration et mérite qu’on s’y intéresse. Considéré comme un roman culte, il occupe par ailleurs une place centrale dans la littérature féministe américaine.

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___Première partie de sa construction utopique, Herland sera suivi en 1916 de la publication de With Her in Ourland, suite bien moins connue, dans laquelle l’auteure délivre pourtant certaines clés de compréhension de son oeuvre et de sa pensée, étoffant encore davantage sa réflexion. Espérons donc qu’une traduction française de ce second volet arrive prochainement, afin de permettre aux lecteurs francophones de découvrir encore un peu plus la production d’une auteure injustement tombée dans l’oubli.

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* A cet égard, il est intéressant de mettre en perspective ses réflexions sur la maternité, développés dans Herland, avec son autre ouvrage La séquestrée, publié en 1892, et dans lequel elle évoque la dépression post-partum dont elle a elle-même souffert. La chronique détaillée de cet ouvrage est disponible sur le blog.

 

[Film] « The Women » de George Cukor (1939)

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  • Titre original : The Women
  • Année : 1939
  • Pays: Etats-Unis
  • Genre : Comédie
  • Réalisation : George Cukor
  • Scénario : Anita Loos, Jane Murfin, Clare Boothe Luce (pièce), F. Scott Fitzgerald, Donald Ogden Stewart
  • Producteur(s) : Hunt Stromberg
  • Production : MGM
  • Interprétation : Norma Shearer (Mary Haines), Joan Crawford (Crystal Allen), Rosalind Russell (Sylvia Fowler), Paulette Goddard (Miriam Aarons), Joan Fontaine (Peggy Day), Mary Boland (la comtesse de Lage), Marjorie Main (Lucy), Phyllis Povah (Edith Phelps Potter), Virginia Weidler (Little Mary), Lucile Watson (Mme Moorehead)…
  • Durée : 2h14

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Avis

★★★★☆

___Comme de nombreux films de l’âge d’or d’Hollywood, The Women fut, avant de devenir un succès au cinéma, un triomphe sur les planches. Il faut dire que la volonté de transposer la qualité des productions de Broadway sur un medium accessible à moindre coût et à un plus grands nombre de spectateurs conduisit les studios à porter à l’écran de nombreuses oeuvres théâtrales. Dès le début des années 30, la MGM fait ainsi partie des studios qui adaptent massivement les pièces de Broadway. Elle cherchait alors des valeurs sûres et choisissait presque exclusivement des pièces à très gros succès. Si la quantité d’adaptations décline après la mise en application stricte du Code en 1934, le théâtre continue à fournir une source importante d’inspiration pour le cinéma. Spécialisé dans cet exercice d’adaptation vers le grand écran, Cukor, qui avait la réputation d’être un grand « directeur d’actrices », réalisa une bonne partie des films de la MGM. Après avoir été congédié du tournage de « Autant en emporte le vent » pour s’être fait reprocher de favoriser le personnage de Scarlett O’Hara au détriment de Rett Butler, le réalisateur se voit ainsi confier l’adaptation de la pièce à succès de Clare Boothe Luce, « The Women », qui connut un triomphe à Broadway dès son lancement en 1936.

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Mary Haines (Norma Shearer) partageant un moment de complicité avec sa fille, « Little Mary » (Virginia Weidler)

___L’histoire de The Women est celle d’un triangle amoureux dont il manque l’un des côtés. Mary Haines (Norma Shearer), épouse modèle et mère de famille accomplie, voit son mariage brusquement voler en éclats lorsqu’elle découvre que son mari Stephen a une liaison avec Crystal Allen (Joan Crawford), vendeuse de parfums au sein d’un grand magasin de luxe. Avant d’arriver jusqu’à son oreille, l’information s’est déjà répandue à travers Park Avenue grâce aux soins de son « amie » Sylvia. S’ensuivent de nombreuses péripéties qui aboutissent au point culminant du film, le départ de Mary qui, en instance de divorce, part se réfugier dans un ranch à Reno où, en compagnie d’autres femmes dans sa situation, elle doit décider si son honneur est plus important que son mariage.

___1939 fut une année faste pour le cinéma hollywoodien et « The Women » compta parmi l’un des plus grands succès. Avec pas moins de 130 rôles, le film de Cukor bénéficie d’une distribution exclusivement féminine (animaux compris). Une contrainte technique qui permet au film de devenir un véritable laboratoire passant au microscope les comportements et les interactions qui régissent la société féminine. A travers sa palette de personnages, Cukor met en scène un large éventail de stéréotypes féminins au service d’un film dans lequel les caractères priment sur le récit. Un parti-pris parfaitement assumé, jusque dans le générique d’ouverture qui nous présente chacune des protagonistes associée à son double animalier, reflets évocateurs de leurs personnalités respectives. La métaphore animalière est rarement flatteuse, allant de la biche innocente (Mary) au fauve carnassier (Crystal), en passant par la chatte prête à sortir les griffes (Sylvia).

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Tout au long du film, Cukor file d’ailleurs la métaphore animale aussi bien dans les dialogues que dans la mise en scène. Il compare le monde des femmes à une véritable jungle dont la première séquence nous dresse avec panache les contours : virevoltant d’une pièce à une autre, la caméra se ballade, allant des bains de boue à la manucure en passant par la salle de massage, le tout au son des commérages que s’échangent bruyamment les clientes. Pour le spectateur, l’institut de beauté a des allures de ménagerie. Pour les femmes qui le fréquentent, il constitue à la fois leur territoire sacré et le centre névralgique d’où sortent et circulent les ragots et les rumeurs les plus croustillantes.

C’est d’ailleurs ici que Mary se verra révéler l’infidélité de son époux. Sur les chaudes (et insistantes) recommandations de Sylvia, la jeune femme vient confier ses mains aux doigts experts d’Olga, une manucure à la langue bien pendue. Tandis que cette dernière lui applique le vernis « jungle red » (la dernière tendance de la saison), elle laisse échapper, au milieu d’un flot de ragots ininterrompus, la terrible nouvelle… sans se douter qu’elle a en face d’elle la malheureuse épouse trompée.

___Alors que Mary voit son monde s’écrouler, le spectateur devient l’observateur de ce microcosme féminin, régi par des codes et des lois tacites. Sans obligation professionnelle, évoluant dans les hautes sphères de la société new-yorkaise, elles mènent une vie d’oisiveté, leur existence tournant exclusivement autour des médisances et des commérages qu’elles échangent les unes sur les autres.

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Sylvia (Rosalind Russell) et Edith (Phyllis Povah) s’adonnant à leur activité principale dans la salle de bains de leurs amie Mary

Un monde de sournoiseries et d’hypocrisie dans lequel on feint de plaindre tout en répandant la rumeur, on prétend consoler tout en multipliant les allusions fourbes et volontairement blessantes. En la matière, la palme de la duplicité revient incontestablement à l’odieuse Sylvia Fowler (Rosalind Russell). Prototype de la femme snob, entretenue par son riche mari et qui passe son temps à colporter des ragots sur ses prétendues « amies », elle incarne la quintessence de l’hypocrisie et de la fourberie. Aussi surprenant que cela puisse paraître, Rosalind Russell n’était initialement pas pressentie pour ce rôle. Au final, avec son interprétation cabotine à souhait, elle livre une prestation irrésistible de drôlerie, se révélant comme l’un des meilleurs atouts et le principal élément comique du film.

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Sylvia (Rosalind Russell) en pleine séance de gymnastique

Joan Crawford campe de son côté une croqueuse d’hommes et de diamants (ironiquement prénommée Crystal), vénale et sans scrupule. N’apparaissant qu’après trente-deux minutes de film, elle incarne l’arriviste stratège, qui simule l’attachement pour s’élever socialement et vivre dans l’opulence. Pour Crystal, les relations hommes-femmes ne sont qu’un moyen lui permettant d’arriver à ses fins et de servir ses intérêts.

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Sylvia (Rosalind Russell) et sa nouvelle amie Crystal (Joan Crawford)

___Mary se considère quant à elle comme une femme moderne et épanouie qui baigne dans un bonheur conjugal sans nuages. Très complice avec sa fille unique et passionnément amoureuse de son mari, elle n’imagine pas qu’un évènement puisse venir balayer cette harmonie familiale. La révélation de la liaison adultérine de son époux ébranle toutes ses certitudes. Commençant par rejeter les recommandations de sa mère qui lui conseille de feindre l’ignorance quant aux écarts de son mari, elle se révèle très touchante dans son rôle de femme toujours éprise mais ne pouvant surmonter l’humiliation de la tromperie. Dans le train en direction de Reno, la ville des divorces expéditifs, se route croise celle d’autres femmes dans sa situation, parmi lesquelles la comtesse, Miriam Aarons ou encore Peggy ; toutes réunies dans une même épreuve, chacune se raccrochant à leur fierté… mais sans mari. Sans bruit, elle observe ces égales comme autant de miroirs possibles de l’attitude à adopter, sans parvenir à trouver celle qui lui convienne. Tiraillée entre son orgueil de femme blessée et sa foi inébranlable en l’amour, elle se trouve dans une impasse, incapable de mettre en pratique les principes d’indépendance et d’émancipation qu’elle revendique pourtant. Présentée comme une femme dynamique, autonome et avide de liberté (la première scène la montre en tenue de cavalière, juchée sur un cheval, terminant de faire la course avec sa fille), elle applique cependant rarement avec conviction cette attitude prétendument détachée. Il en résulte un portrait plutôt régressif de la femme qui sous couvert de discours prônant l’émancipation, adopte une conduite à rebours des valeurs qu’elle prétend défendre.

Dépourvue de l’idéalisme de sa fille, Madame Morehead (Lucile Watson), la mère de Mary, a de son côté une vision bien moins sentimentale du couple. Informée de l’aventure entre Stephen et Crystal, elle lui conseille de ne rien faire. Comme elle 30 ans plus tôt et sa grand-mère encore avant, sa fille doit fermer les yeux sur les incartades extra-conjugales de son époux. Pour elle, le comportement de Stephen n’est que la manifestation inévitable de sa nature d’homme, en proie à ses pulsions et à ses désirs.

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Mme Moorehead (Lucile Watson) conseillant à sa fille d’ignorer son aventure extra-conjugale

Symbole des conventions et de la respectabilité bourgeoise, elle prône une vision accommodante du couple, aussi bien pour préserver l’institution sociale que représente le mariage que les avantages matériels qu’il garantit à la femme dans les milieux huppés. Se méfiant des amies de Mary, elle cherche à ramener sa fille vers son époux et le père de leur fille unique, convaincue, au fond d’elle, qu’une affection sincère les relie encore. Mais Mary refuse de souscrire à cette vision désenchantée du mariage. Sa conception du couple est basée sur le partage des sentiments, le respect mutuel et sur un rapport d’égalité entre l’homme et la femme.

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Elle refuse tout autant de faire passer les avantages matériels avant les sentiments que de se soumettre aux règles d’un jeu amoureux à trois tel que lui impose son mari. Considérant l’attitude de Stephen comme un coup de canif dans le contrat, elle décide donc de divorcer et d’affirmer son autonomie, même si cela doit se faire au prix de la solitude.

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Miriam Aarons (à doite: Paulette Goddard) taquinant Peggy (à gauche: Joan Fontaine) sur sa fierté

___The women est avant tout un film sur les femmes dont il dresse un portrait particulièrement mordant, tournant en dérision des bourgeoises qui passent leur temps à se façonner une apparence tout en crachant leur venin et qui courent après l’argent et la sécurité. De ce tableau au vitriol émerge un propos sur le fond finalement loin d’être féministe, renforcé par une conclusion franchement rétrograde. Pour autant, l’ensemble n’en reste pas moins mené tambour battant et avec un incontestable brio. Divisée en 3 parties (la découverte de la liaison de son mari, l’exil de Mary à Reno puis la reconquête de Stephen), le film conserve une succession de situations et de dialogues dictés par les règles dramaturgiques. De nombreux éléments témoignent de l’inscription du film dans un mode de caractérisation nourri par le théâtre. Loin de chercher à rompre totalement avec la forme d’origine, l’adaptation de Cukor semble au contraire désireuse d’exploiter un comique qui rappelle au spectateur la culture théâtrale. « The women » fait partie de ces films qui assument plus volontiers que les scenarii originaux du cinéma une certaine exagération et un sens de la caricature dans le traitement des caractères et des situations.

___Filmée avec le procédé du Technicolor, la séquence en couleurs du défilé de mode suspend brusquement le récit au milieu du film pour le faire basculer dans l’autoparodie. Au cours de cette parenthèse dans la narration on peut notamment voir les mannequins envoyer des cacahuètes à des singes en cage, eux-mêmes grimés dans des vêtements de haute couture. Le tout sous les yeux du public, composé des actrices du film. Ces représentations gigognes (spectacle des primates dans le défilé de mode dans le film) constituent autant de mises en abyme de la haute société new-yorkaise que d’évocations des femmes qui la composent présentées comme des êtres artificiels et factices.

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La séquence du défilé en Technicolor, au milieu du film

___Grands absents du casting, les hommes se trouvent cependant au centre des enjeux et de toutes les conversations. Afin de montrer leur influence sans jamais les mettre physiquement à l’écran, Cukor use de nombreux stratagèmes et redouble d’inventivité dans sa mise en scène. Les scènes de ménage se déroulent au téléphone (où l’on n’entend que les répliques de Mary, la caméra braquée sur son visage nous laissant voir son expression alternativement s’illuminer ou se décomposer au gré des propos de son mari). Dans une autre scène de dispute entre les deux époux, les échanges sont rapportés par la femme de chambre qui en livre le compte rendu détaillé à la cuisinière. Cela donne lieu à l’une des séquences les plus mémorables du film, au cours de laquelle on voit la domestique multiplier les allers-retours depuis la porte fermée de la chambre à coucher jusqu’à la cuisine située au rez-de-chaussée. Singeant ses employeurs, elle rejoue, telle une actrice, la scène à laquelle elle vient d’assister, reprenant chacune de leurs répliques et imitant leurs intonations. Autour de la table, les deux employées y vont de leurs commentaires avant d’être brusquement stoppée dans leurs jeux de parodie, sur le point d’être confondues dans leur position de voyeurisme.

___Jusqu’au bout, la réalisation enchaîne les séquences de grande effervescence (où l’impression de désordre est accentuée par une profusion de personnages parlant tous en même temps) avec les moments plus graves et plus intimes. La narration glisse ainsi tout au long du film de la légèreté à la gravité, alternant entre moments d’introspection et crises d’hystérie collectives (qui atteint son apogée dans une scène de crêpage de chignon d’anthologie entre Sylvia et Miriam). Plus qu’une simple couleur de vernis, « rouge jungle » renvoie surtout à l’état d’esprit qui caractérise ces femmes évoluant dans la jungle urbaine du quartier chic de Park Avenue, et sortant leurs griffes vernies et acérés (après un tour à l’institut de beauté) pour mieux s’écharper et marquer leur territoire. Un sens de la compétition et un esprit de combat dont semble totalement dépourvue Mary. Face à sa féroce rivale, véritable séductrice carnassière qui use avec malice de tous ses charmes pour conserver son emprise sur Stephen, Mary semble d’abord prête à rendre les armes. La confrontation dans la cabine d’essayage entre l’épouse légitime et la briseuse de ménage met d’ailleurs en exergue tout ce qui oppose les deux femmes. A travers ce duel de personnalités (la biche innocente et rangée contre la tigresse impitoyable), ce sont aussi deux conceptions du rapport amoureux qui s’affrontent : celui sincère et exclusif face à un sentiment purement intéressé.

___ Pétrie de doutes et d’interrogations, l’intermède à Reno offre l’occasion à Mary de confronter sa vision idéalisée de l’amour à celle de ses nouvelles amies. La richissime comtesse Flora de Lave (Mary Boland) est une incorrigible fleur bleue qui n’envisage pas la vie sans amour. Aussi généreuse qu’exubérante, cette rentière n’aime qu’avec passion et excès. Après avoir connu une succession de mariages qui ont tous tourné au désastre (et pour cause, l’on découvre que plusieurs de ses anciens amants ont tenté de l’assassiner pour s’emparer de sa fortune), elle continue cependant à tomber régulièrement sous le charme de nouveaux hommes auxquels elle s’empresse de passer la bague au doigt, pour mieux les mettre dans son lit. Car malgré ces précédents, rien ne semble pouvoir entamer son enthousiasme ni son désir insatiable.

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Dans le train pour Reno, la comtesse de Lave (Mary Boland) et Mary (Norma Shearer) font connaissance

Comme la comtesse, Miriam Aarons, jeune actrice elle aussi en route pour Reno, associe le sentiment amoureux à l’amour physique et au désir sexuel, Elle ne croit pas en l’amour éternel et exclusif. Jamais acquis, il est une bataille de chaque instant. Il faut en entretenir la flamme pour ne pas qu’il se déporte sur d’autres objets et accepter de lutter pour lui.

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Miriam Aarons (Paulette Goddard) s’adressant à Sylvia (Rosalind Russell)

Elle ne cessera de pousser Mary à se battre pour reconquérir l’homme qu’elle aime. C’est pourtant une toute autre tactique que va finalement adopter l’épouse délaissée. Grâce à la complicité de sa fille qui lui fournit de précieux renseignements sur sa nouvelle belle-mère, Mary affute ses armes dans le plus grand secret. Dans un magnifique gros plan, elle exhibe enfin sa parure de guerrière, des ongles couleur « jungle red », parfaitement acérés pour le combat.

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Plutôt que de chercher à re-séduire Stephen, Mary va jouer sur la vanité de Sylvia et sa langue de vipère pour la conduire à révéler le secret de Crystal qui entretient une liaison avec la dernière conquête de la comtesse, un cow-boy rencontré à Reno. C’est donc en usant des armes de ses adversaires que Mary parviendra finalement à faire tomber le double maque de sa rivale et à remettre la parvenue à sa place, tout en prenant sa revanche sur Sylvia. Dans un ultime élan de solidarité féminine, les amies de Mary finissent par s’unir afin de lui assurer la victoire.

Quel que soit leur position sociale, les femmes semblent condamnées à subir la domination des hommes. Le film de Cukor montre l’influence du patriarcat sur les relations entre hommes et femmes, lequel semble dicter les codes maritaux aussi bien dans les milieux populaires que dans les classes bourgeoises. Fort de ces multiples personnages, The Women nous livre en définitive autant de portraits de femmes que de visions différentes de l’amour. Il explore la fragilité du sentiment amoureux dans un monde dominé par les hommes et régi par des logiques sociales et économiques et la façon dont il s’articule au sexe, à l’argent et au pouvoir.

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« Agatha Raisin enquête #2: Remède de cheval » de M. C. Beaton

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Quatrième de couverture

Agatha Raisin, s’intégrant peu à peu à son petit village, fait la connaissance de Paul, le vétérinaire, qui ne semble pas insensible à ses charmes. Mais celui-ci est retrouvé mort, victime d’une injection de tranquillisant destiné au cheval de Lord Pendlebury. Agatha ne croit pas à l’accident et prend l’enquête en main. Son nouveau voisin, le colonel Lacey, d’habitude distant, accepte de l’aider.
  • Mon opinion

★★★★☆

___Agatha a encore l’esprit absorbé par son séduisant voisin lorsque Jack Pomfret, un de ses anciens concurrents, lui propose de se relancer dans les affaires. Comprenant que l’élu de son coeur n’est pas vraiment disposé à répondre à ses avances (dans l’immédiat, le colonel Lacey semble au contraire la fuir avec toute l’énergie du désespoir), la retraitée décide de partir quelques jours pour Londres afin d’étudier la proposition de son ancien confrère. Une fois là-bas, Agatha ne tarde pas à déchanter lorsqu’elle découvre que sous-couvert de belles promesses, Jack Pomfrey espère en fait lui soutirer de l’argent. Grâce aux conseils avisés de son ami Bill et à sa clairvoyance, Agatha échappe finalement de peu à une odieuse tentative d’escroquerie. A peine a-t-elle digéré l’affront d’avoir ainsi été menée en bateau, qu’elle retourne s’enterrer dans son cottage à la campagne, avec en prime un nouveau compagnon dans ses bagages…

Dans le même temps, la petite ville de Carsely vient d’accueillir un cabinet vétérinaire dont la salle d’attente ne désemplit pas. Depuis l’ouverture, les habitantes se bousculent pour venir faire examiner leurs compagnons à quatre pattes par le charmant Paul Bladen, un quarantenaire divorcé. Rabrouée par son voisin, Agatha, désormais propriétaire de deux chats, se résout finalement à concentrer ses efforts sur le nouveau vétérinaire. Moins farouche, ce dernier semble d’ailleurs céder au charme de la quinquagénaire. Mais alors qu’elle est sur le point de conclure, Agatha prend les jambes à son cou…

Incroyable ironie du sort, le lendemain de ce tête-à-tête mouvementé, le vétérinaire est retrouvé mort, une seringue de tranquillisant enfoncée en plein coeur. Les premières constatations des enquêteurs concluent rapidement à un accident. Une hypothèse qui ne convainc cependant pas Agatha Raisin. Guettant fébrilement l’aventure qui viendra rompre la monotonie de sa vie à Carsely, elle voit là l’opportunité idéale de mettre un peu de piquant dans sa vie.

*_____*_____*

___Après avoir lavé son honneur en démasquant le meurtrier de Mr Cummings-Browne, Agatha reprend du service pour élucider un nouveau mystère. Si cette fois-ci, la jeune retraitée est a priori exempte de tout soupçon, cela n’empêche pas notre excentrique quinquagénaire d’enfiler de nouveau ses habits de Miss Marple. Et c’est en charmante compagnie, épaulée par son séduisant voisin, qu’elle se lance donc dans une nouvelle enquête, sur les traces de l’assassin du vétérinaire de Carsely.

Alors que nos enquêteurs amateurs avancent dans leurs investigations, la thèse de l’accident, pourtant privilégiée par la police, semble bientôt se disloquer. Cette fois encore, la victime semblait être un coureur de jupons invétéré. De fait, les mobiles et les suspects ne manquent pas et tendent même à s’accumuler à mesure que l’enquête progresse. Si dans un premier temps, les deux voisins n’ont cependant pas de preuve tangible pour étayer leur intuition, chacun a ses raisons de vouloir se lancer dans cette enquête officieuse. Souffrant du fameux syndrome de la page blanche, le livre que tente d’écrire James est au point mort. Partir à la recherche de l’hypothétique meurtrier de Paul Bladen est donc le prétexte idéal pour le colonel de se détourner de son travail d’écriture. De son côté, Agatha voit dans cette enquête l’occasion rêvée de se rapprocher de son charmant voisin.

Depuis plusieurs semaines, James semble en effet résolu à fuir par tous les moyens sa voisine un peu trop entreprenante. Il faut dire que manquant cruellement de subtilité, toutes les tentatives de séduction d’Agatha se soldent invariablement par un échec. Pire, James commence à la croire réellement « dérangée ». Étonnamment, Agatha réalise que plus elle se montre désintéressée et distante avec James, plus ce dernier lui témoigne d’attention. Comprenant qu’elle semble tenir là une tactique potentiellement fructueuse, Agatha s’évertue donc, non sans quelques difficultés, à feindre l’indifférence.

Mais au grand désespoir de cette dernière, une nouvelle venue à Carsely, Freda Huntingdon, semble avoir elle aussi jeté son dévolu sur le colonel retraité. Agatha, qui voit rapidement clair dans le jeu de la nouvelle habitante, n’apprécie pas vraiment l’irruption de cette rivale sur son territoire. Il faut dire qu’aussi pugnace et déterminée qu’Agatha, Freda ne ménage pas ses efforts pour mettre le grappin sur James, multipliant les opérations séduction et les tentatives d’approche. Entre les deux voisines, les hostilités sont ouvertes et tous les coups sont permis pour tenter de ravir le coeur du célibataire endurci.

___Deuxième tome de la série « Agatha Raisin enquête », « Remède de cheval » reprend bon nombre des ingrédients à succès du premier opus. Au menu de cette deuxième enquête : un nouveau crime à élucider, des dialogues savoureux et toujours autant d’humour et de situations désopilantes, à l’instar de cette scène d’anthologie dans les toilettes d’un pub ou encore d’une confrontation explosive avec un châtelain irascible (qui prend Agatha pour une militante antichasse !)! Fidèle à elle-même, Agatha se laisse comme toujours davantage guider par son esprit de contradiction que sa conviction. On retrouve avec bonheur la personnalité sans filtre et les répliques exquises de l’excentrique retraitée. Toujours aussi spontanée et maladroite, elle multiplie les gaffes et possède le don de se mettre dans des situations aussi invraisemblables que truculentes !

___L’intrigue policière, bien que moins convaincante que celle de l’opus précédent, n’en reste pas moins plaisante à suivre. De fait, ce deuxième opus s’attarde davantage sur l’évolution des relations entre les différents protagonistes que sur l’enquête elle-même. Au fil des interrogatoires et de l’avancée de leurs investigations, la relation entre Agatha et James prend peu à peu une tournure conjugale. Entre chamailleries et quiproquos, leur duo fait des étincelles pour le plus grand plaisir du lecteur.

___A l’image de l’héroïne qui apprend progressivement à connaître ses voisins, le lecteur fait lui aussi plus ample connaissance avec les habitants de Carsely. On retrouve avec plaisir bon nombre de personnages et de lieux déjà croisés au cours du précédent tome, ainsi que quelques nouveaux venus. Cette deuxième enquête est également l’occasion pour Agatha de commencer à se remettre peu à peu en question. Totalement obnubilée par sa propre personne (et par son voisin), elle réalise bientôt, non sans amertume, que James s’est incontestablement beaucoup mieux intégré qu’elle dans le village… Un premier pas vers ce qui semble annoncer une évolution aussi intéressante à suivre que salutaire. Personnage antipathique pour certains, héroïne désopilants pour les autres, Agatha Raisin est dans tous les cas une personnalité haute en couleurs et pleine de caractère qui ne laisse pas indifférent.

Je remercie encore une fois les éditions Albin Michel pour cet excellent moment de lecture !

« Le mystère Blackthorn » de Kevin Sands

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Quatrième de couverture

Londres, 1665. Christopher Rowe, orphelin de 14 ans, a été recueilli par l’apothicaire Benedict Blackthorn, qui lui enseigne les secrets de ses potions et remèdes. Mais une série de meurtres endeuille la ville : les victimes sont toutes des apothicaires amis de Blackthorn. Le responsable en serait la secte de l’Archange, organisation occulte prête à tout pour s’emparer du pouvoir.
  • Mon opinion

★★★★☆

___Londres, 1665. Apothicaire réputé et respecté, Benedict Blackthorn a pris sous son aile le jeune Christopher Rowe, un orphelin de 14 ans. Depuis trois ans, le jeune garçon suit un apprentissage intensif afin d’élargir ses connaissances et de parfaire son savoir. Outre les cours quotidiens, Benedict lui transmet sa passion de la lecture, mettant à la disposition de l’adolescent de nombreux ouvrages sur tous les sujets susceptibles de stimuler l’esprit et l’imagination. Entre le maître et le jeune élève, s’est progressivement établie une véritable relation filiale.

A une époque où les frontières entre médecine, pharmacie, alchimie et sorcellerie sont encore très floues, la limite entre apothicairerie, charlatanisme et sciences occultes n’a jamais été aussi mince. Aussi bienveillant qu’exigeant, Blackthorn n’a de cesse de tester son jeune élève, mettant à l’épreuve aussi bien ses connaissances que son sens moral et son intégrité. Dans son officine, il l’initie chaque jour à l’art des potions, lui livre les fantastiques pouvoirs des plantes et les secrets de fabrication de précieux remèdes.

Mais alors qu’une série de crimes atroces vient secouer la ville et que l’étau se resserre autour de l’officine Blackthorn, notre jeune apprenti se retrouve malgré lui entraîné dans une enquête aussi ténébreuse que dangereuse. Lancé sur les traces du – ou des – instigateurs à l’origine d’une série de crimes visant les apothicaires de la ville, Christopher devra redoubler de sang-froid et mettre en application les précieux enseignements de son maître s’il veut résoudre cette énigme.

___Avec ce premier roman, Kevin Sands pose les bases d’un univers foisonnant et signe une intrigue remarquablement maîtrisée et méticuleusement orchestrée. Mais parce qu’il serait dommage de déflorer cette intrigue aussi captivante que riche en rebondissements, je ne dévoilerai rien de plus que ce que laisse sourdre la quatrième de couverture quant aux évènements auxquels notre jeune héros va se trouver confronté.

Kevin Sands, scientifique de formation (il a fait des études de physique/chimie), a clairement mis ses connaissances au service de cette intrigue haletante qui mêle avec brio aventure et Histoire. Fort de sa passion pour les sciences et les mystères, il déroule une intrigue parfaitement huilée et propulse avec une remarquable efficacité le lecteur au coeur du XVIIe siècle. Dans cet univers hostile, le jeune lecteur n’a d’autres choix que de rester en permanence sur ses gardes. Entre conspirations, langages codés, décryptage de codes secrets,… le romancier fait en permanence travailler l’esprit du lecteur, prenant un malin plaisir à multiplier les énigmes et à brouiller les pistes.

La large typographie et la mise en page aéré séduiront à coup sûr les jeunes lecteurs, alors que les plus âgés seront agréablement surpris par la noirceur de certains rebondissements et des développements inattendus imaginés par l’auteur. Quoique s’adressant à un lectorat jeunesse, Kevin Sands ne ménage en effet ni ses lecteurs ni ses personnages dans cette intrigue décidément sans concession. Soucieux d’un certain réalisme, l’auteur a en effet fait le choix d’une tonalité au diapason de l’époque où se situe l’action de son récit. De fait, le romancier n’épargne pas ses personnages donnant parfois lieu à des scènes d’une noirceur inattendue pour un récit jeunesse.

___Sous-couvert du simple récit de divertissement, « Le mystère de Blackthorn » soulève également des enjeux plus profonds, engageant notamment une quasi réflexion éthique sur l’utilisation des découvertes scientifiques. Objet de rivalité et de convoitise, la quête de la Prima Materia se trouve ici à l’origine des machinations les plus sombres. A travers cette recherche effrénée, l’auteur met ainsi en garde sur la soif du pouvoir et sur les conséquences qui peuvent résulter de l’exploitation de nouvelles connaissances laissées entre les mains d’esprits mal intentionnés ou nourrissant de funestes desseins. C’est aussi l’occasion pour le jeune lecteur de découvrir les modalités de formation au métier d’apothicaire et le quotidien harassant des apprentis à cette époque. Les journées sont longues et les tâches à accomplir souvent ingrates voire dangereuses.

___Pour cette première incursion dans la littérature jeunesse, Kevin Sands a assurément su trouver le juste dosage entre suspense, action et humour. En filigrane de cette intrigue fleurant bon le mystère et l’aventure, on retrouve aussi réunis tous les thèmes de prédilection de la littérature jeunesse : amitié, loyauté, solidarité,… autant de sujets tour à tour évoqués et valorisés au décours de cette histoire menée tambour battant et qui emporte le lecteur dans le cercle secret des apothicaires. Un monde mystérieux, à la fois à part et captivant.

Réunissant tous les ingrédients d’un bon roman jeunesse, « Le mystère de Blackthorn » est un savant cocktail aussi explosif qu’efficace. Riche d’un univers fouillé et porté par des personnages bien campés, ce premier tome pose les bases d’une série aussi inventive que prometteuse. De fait, rien d’étonnant à ce qu’Eoin Colfer apparaisse en quatrième de couverture tant le parallèle entre les univers de ces deux auteurs et leur approche de la littérature jeunesse sonnent comme une évidence.

Tout au long du récit, Kevin Sands prend soin de consolider les fondations de l’univers qu’il a soigneusement bâti et distille habilement de nombreux indices laissant augurer un futur volet. De surcroit, en choisissant de situer son récit au coeur de la ville Londres en l’an 1665, le romancier fournit à son intrigue un contexte historique de premier choix. Epidémie de peste, grand incendie de Londres,… l’Histoire en marche réserve autant d’évènements propices et de pistes à exploiter en vue de futures aventures… qui s’annoncent déjà comme palpitantes !

Je remercie Babelio et les éditions Bayard jeunesse pour cette lecture ! 🙂

« Louise, le venin du scorpion » de Chantal Van Den Heuvel et Joël Alessandra

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Quatrième de couverture

Louise,
Tu étais la beauté, l’esprit, la grâce incarnés. Et ton jeu était sublime.
Pourtant, un seul film, Loulou, aura marqué ta carrière.
Hollywood, « l’inhumaine usine à films », t’a très vite blacklistée.
Parce que tu en refusais les règles ? Sans doutes…
Mais aussi, tu disais de toi-même : « Je suis le poignard de ma propre plaie ».
Pourquoi, Louise ?
  • Mon opinion

★★★★☆

___Vedette emblématique du cinéma muet, les oeuvres consacrées à Louise Brooks se comptent pourtant en France sur les doigts d’une main. De fait, il était donc grand temps que des auteurs s’intéressent à la vie de cette actrice devenue l’archétype de la femme libérée des années folles. Faire sortir Loulou du silence et réhabiliter cette star injustement tombée dans l’oubli, tel est le pari de Chantal Van den Heuvel et Joël Alessandra, à travers une bio graphique de 120 pages retraçant la vie de l’icône.

___C’est à Berlin, en octobre 1928 que s’ouvrent les premières pages de « Louise, le venin du scorpion ». L’actrice américaine arrive tout juste en gare, accueillie par le réalisateur Georg Pabst qui l’a choisie pour tenir le premier rôle dans son film Loulou ou la boite de Pandore.

Au rythme des flashbacks, on revit ensuite l’ascension fulgurante de la petite danseuse du Kansas. De ses premiers spectacles à son arrivée à New-York où elle intègre les cours de l’école Denishawn, Chantal Van den Heuvel et Joël Alessandra nous entraînent dans les pas de cette artiste en devenir. Là-bas, elle noue une forte amitié avec Barbara Bennett, goûte les délices de Broadway et travaille son futur personnage de scène. Après avoir participé à une importante tournée avec la troupe Denishawn, elle est brutalement renvoyée en raison de son existence dissolue et de l’influence néfaste qu’elle exerce sur la moralité et la réputation de la compagnie. Barbara lui dégote alors rapidement une place de girl aux Scandals ; un emploi que la danseuse quitte quelques temps plus tard avant d’embarquer pour l’Europe. Louise retourne ensuite à Broadway où elle intègre les Ziegfeld Follies. Repérée par un des directeurs de la Paramount, elle tourne un bout d’essai pour un petit rôle et débute bientôt une carrière cinématographique.

___Dans un rythme ciselé entre présent et passé, Chantal Van den Heuvel et Joël Alessandra nous font progressivement pénétrer dans l’intimité de l’actrice à la frange sombre et aux yeux envoûtants. Personnalité borderline, en permanence sur la brèche, on découvre une jeune femme blessée, qui tente désespérément de rompre avec les traumatismes d’une enfance volée à l’âge de neuf ans. Dénuée de tout instinct maternel, sa mère, aussi toxique que peu aimante, lui aura cependant transmis sa passion pour l’art et la littérature. En mal d’amour, Louise trouve ainsi refuge dans la danse, les livres et les hommes. Au cours de sa vie, elle enchaîne les relations amoureuses et multiplie les aventures. Autour d’elle les hommes se succèdent : impresarios, producteurs, réalisateurs, acteurs… tour à tour amants ou époux, ils s’éclipsent rapidement après avoir fait une brève apparition dans le film de sa vie. Et puis Louise lit. Sans cesse et avec voracité pour tuer les moments d’attente et l’ennui qui accompagnaient les tournages. Intelligente sans pédanterie, elle dissimule derrière ses attitudes théâtrales et son esprit affuté une profonde mélancolie.

Pourtant, loin de s’apitoyer sur son sort, Louise assume jusqu’au bout cette liberté qu’elle revendique et les conséquences qui en découlent. Véritable électron libre, elle refuse de se plier à l’esclavage des usines de films de Hollywood. Et tandis que se profile l’ombre menaçante du cinéma parlant (évènement qui fit l’effet d’une bombe dans l’industrie cinématographique), c’est bien son franc parler et sa liberté d’esprit qui poussent l’actrice à claquer les portes des studios pour aller tourner en Europe.

___Une liberté qu’elle paiera pourtant au prix fort : celui de la solitude. Louise est aussi abandonnée qu’elle est inoubliable. Délaissée par ses amants puis par les studios, elle s’enfonce peu à peu dans le désespoir et l’oubli. .. avant de renaître de ses cendres. Ses films sont redécouverts au début des années 50 par des historiens du cinéma français. Et l’actrice se voit progressivement réhabilitée à l’occasion de l’exposition des « 60 ans de cinéma ».

___Insérant astucieusement encarts de presse et extraits de films à la narration, Chantal Van den Heuvel et Joël Alessandra passent en revue l’existence tumultueuse de cette enfant terrible, danseuse de formation, iconoclaste par nature. De son ascension fulgurante à son progressif déclin en passant par sa période de gloire, les auteurs dressent un portrait captivant et sans concession de cette actrice devenue l’archétype de la flapper des années folles. Symbole de la femme libérée, les jeunes filles s’inspirent massivement de sa coupe à la garçonne qu’elles reproduisent à l’infini. Une coiffure qui va devenir sa marque dans le monde entier.

___Si cette « bio-graphique » remarquablement documentée a donc le mérite de nous faire (re)découvrir une légende du cinéma muet, force est de constater que l’ensemble pêche un peu d’un manque d’émotions, aussi bien dans la narration que dans le graphisme. Joël Alessandra nous livre une Louise sombre (tant au sens littéral que visuellement) qui tend parfois à perdre en expressivité et en aspérités…

Une tonalité qui destine de fait davantage cette BD aux fans de la première heure de Loulou. Les lecteurs peu familiers de l’actrice éprouveront en effet probablement quelques difficultés à s’attacher au personnage et à apprécier les paradoxes et les zones d’ombre de cette femme à la fois magnétique et animée de pulsions autodestructrices.

___Narrativement, les deux auteurs – à l’image de leur sujet – ne s’embarrassent pas toujours de rigueur, s’autorisant quelques libertés avec la chronologie et empruntant quelques raccourcis pour évoquer cette vie semée de drames. Format court oblige, on excusera cependant sans difficulté ces petites approximations. D’autant plus que les répliques au cordeau (aussi pertinentes que judicieusement sélectionnées) et les extraits de films (visuellement bluffants !) témoignent à eux seuls d’un travail de documentation aussi fouillé que rigoureux !

___En dépit de quelques réserves, il convient donc de saluer le bel effort du duo pour ce remarquable hommage ! Car parvenir à restituer en une centaine de pages toute la complexité d’une personnalité aussi flamboyante relevait indubitablement d’une véritable prouesse ! De ce point de vue-là, il faut bien avouer que l’album reste au final une franche réussite ! De fait, Chantal Van den Heuvel et Joël Alessandra ont su saisir avec brio ce diamant brut à la dérive, dont la force de caractère se révèle proportionnelle à sa grande fragilité. Une fois la dernière page tournée, le lecteur n’a plus qu’une envie : se replonger dans la filmographie de l’artiste aux grands yeux sombres aussi intrigante que fascinante !

Je remercie infiniment les éditions Casterman pour cette belle découverte ! 🙂