


• Résumé •
Au XIXe siècle au Royaume-Uni, la jeune Margaret Bulkley afin de réaliser son rêve – devenir médecin – se fait passer dès son plus jeune âge pour un garçon. Engagée dans l’armée après de brillantes études, elle va, au cours de ses voyages, devenir une pionnière de la médecine préventive et un personnage aux excentricités réputées.
Mais comment vivre continuellement en camouflant son corps et ses pulsions de femme ; comment concilier sa véritable nature à la passion dévorante pour son métier ?
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• Mon opinion •
★★★★☆
___Parce qu’elle rêvait de devenir médecin à une époque où l’accès à la profession était réservé aux hommes, Margaret Ann Bulkley passa la majeure partie de sa vie à se travestir afin de dissimuler sa condition de femme et d’ainsi réaliser son rêve. Sous l’instigation du comte de Buchan et avec la complicité du général de Miranda ainsi que du docteur Fryer, une machination de grande envergure voit ainsi le jour afin de déjouer les institutions et de permettre à Margaret Ann Bulkley de devenir la première femme diplômée de médecine.
___Dès le départ, la supercherie semble de telle ampleur pour le lecteur que si les faits n’étaient pas historiquement avérés, on peinerait presque à y croire ! C’est pourtant sans compter sur la dextérité de Sylvie Ouellette qui, alliant un remarquable travail de documentation et un talent de conteuse hors pair, nous livre une biographie romancée du docteur Barry aussi convaincante que passionnante !
« Depuis quelques mois déjà, celui dont on avait créé l’identité pour lui permettre de s’inscrire à la faculté de médecine de l’Université d’Édimbourg était devenu un être à part entière. Au début, on avait parlé de lui à la troisième personne, mais à présent James Miranda Barry existait, se transformait et trouvait sa voie. Et tous ceux qui étaient à l’origine de cette fabuleuse imposture en venaient même à oublier son nom de baptême.
De son côté, celui qu’on avait tiré d’un anonymat qui ne lui donnait aucun espoir de réussite pour se voir façonner en carabin au talent incommensurable voyait tout devenir possible. À partir du moment où il avait accepté l’offre de poursuivre des études en médecine, il avait tourné le dos à son enfance, à ses origines et même à sa propre identité pour assumer pleinement le rôle qui lui était dévolu et qui, avec un peu de chance et beaucoup d’efforts, resterait le sien aussi longtemps qu’il le faudrait. »
___Commence alors pour James Miranda Barry un périlleux numéro d’illusionniste qui ne lui laisse aucun droit à l’erreur. Dès ses études à l’Université d’Edimbourg, loin de l’insouciance et de la vie débridée des autres étudiants, le jeune Barry, avec son image de travailleur acharné et son hygiène de vie irréprochable, ne tarde pas à se démarquer des autres élèves.
Afin de maintenir l’illusion, la jeune femme doit recourir à de nombreux artifices et redoubler d’imagination. Son style outrancier et son allure incongrue ne manquent pas d’attirer les regards ni de susciter les moqueries. Quant à l’aura de mystère dont elle enveloppe son personnage, elle ne tarde pas à éveiller les rumeurs les plus farfelues.
___Initialement prévue pour une durée déterminée, la supercherie va pourtant s’éterniser et prendre un tournant imprévu lorsque, suite à un revirement de situation inattendu venant sévèrement compromettre le plan initial, le docteur Barry décide, en dépit de la désapprobation générale, de s’enrôler dans l’armée en tant qu’officier médical. Face à l’obstination du jeune médecin fraîchement diplômé, le comte de Buchan réalise bientôt que la mise en scène, si magistralement orchestré jusque-là et en apparence parfaite sur le papier, est en train de leur échapper.
« Vous vous donnez de grands airs lorsque vient le temps de défendre l’égalité des classes sociales, le droit des jeunes filles à l’éducation et toutes ces causes qui vous sont si chères. Vous êtes si fier d’avoir mené à bien cette mission, d’avoir fait de moi la première femme à obtenir un diplôme de médecine même si de ne pas pouvoir vous en vanter publiquement vous consume, même si c’est moi qui, en réalité, me suis tapé tout le travail! Comme vous l’avez dit le jour où j’ai décroché mon diplôme, James Miranda Barry est passé à l’histoire pour une raison que nous seuls, avec Miranda et Fryer, connaissions. Même si vous en brûliez tous d’envie, il vous était impossible de révéler à quiconque ce qui vous rendait si fiers, vous le premier. Vous pensiez bien pouvoir faire un pied de nez à la société au moment où je me révélerais, mais cela aussi devra attendre, apparemment. Oui, tous vos beaux principes sont hautement honorables, mais seulement lorsqu’il s’agit de vos idées, n’est-ce pas? Voici maintenant que je vous dépasse, et cela vous est insupportable, admettez-le! Eh bien, milord, sachez que vous ne me contrôlez plus. Je ne suis plus une créature de votre invention. Je ne vous appartiens pas! » (Le secret du docteur Barry de Sylvie Ouellette, Editions De Borée)
___Très vite, James Barry affiche une assurance désarmante quant à ses compétences médicales tout en conservant une grande lucidité sur la précarité de sa situation. Conscient que la moindre erreur est susceptible de lui être fatale, le médecin redouble d’efforts pour ne jamais baisser la garde. Un souci permanent de vigilance qui ne tarde pas à se muer en un besoin excessif de tout contrôler, de son régime alimentaire à ses relations avec les hommes. « Barry avait appris depuis longtemps à ignorer ses pulsions, à ne pas se laisser distraire par ce genre de sentiments qui, à son avis, équivalaient à se rendre vulnérable. »
___Face à cette peur irrépressible de perdre le contrôle de ses émotions, rares sont les instants où le docteur Barry lâche finalement prise pour laisser libre cours à ses sentiments. Mensonge et dissimulation deviennent peu à peu la seconde nature de James Miranda Barry. A tel point que jusqu’à la fin, entre le lecteur, pourtant dans la confidence, et le médecin, persiste une certaine distance que les 400 pages du roman ne parviendront jamais à totalement effacer. Car dans ce jeu permanent de faux-semblant, la femme et le personnage semblent souvent se confondre, et il devient dès lors ardu pour le lecteur de démêler la part de sincérité et de mensonge d’un protagoniste qui a bâti toute sa vie sur une imposture.
___Une ambiguïté et un sentiment de malaise dont Sylvie Ouellette semble avoir pleinement conscience, comme en témoignent les différents passages au cours desquels elle met en scène un docteur Barry soudain chancelant, en proie à une féroce lutte intérieure afin de détacher sa vraie nature du personnage qu’elle s’est créé.
« — Margaret… dit-il doucement en posant une main sur son épaule.
Barry se retourna et se força à sourire, les yeux remplis de larmes.
— Je croyais que nous nous étions entendus pour ne plus jamais m’appeler par mon vrai prénom? fit l’énigmatique personne d’une petite voix. Pour moi, Margaret Bulkley n’existe plus. Elle est morte lorsque James Miranda Barry est né!
— Margaret, répéta Buchan avec sollicitude, ne dites pas de bêtises, voyons. Il ne suffit pas de se couper les cheveux et de porter des vêtements d’hommes pour en devenir un. Vous avez réussi un tour de force, pratiquement un miracle. Mais vous aurez beau vous habiller en homme et vous comporter comme tel, ce que, nous sommes tous d’accord, vous faites admirablement, vous ne pourrez jamais renier votre féminité et…
— Mais aux yeux du monde, je suis un homme! coupa Barry. Depuis déjà plusieurs années. J’ai appris à parler comme eux, à marcher comme eux et même à m’asseoir comme eux! Surtout, depuis que je vis ici, j’agis comme un homme, je pense comme un homme et désormais je me considère tout à fait comme un homme…
— Allons donc! Cessez un peu de faire l’enfant. Vous êtes une femme. Tout cela n’est qu’une supercherie, même si personne ne le soupçonne, mais ne change rien aux faits.
Barry ne répondit pas, sachant maintenant que le temps était venu de faire face à sa situation. Subitement, il lui sembla vieillir de dix ans. Cette mascarade si bien orchestrée, ses succès scolaires et la satisfaction qui en découlait avaient trop bien servi à lui faire oublier la réalité.
James Miranda Barry, brillant chirurgien en devenir, loué par ses professeurs, admiré de ses compagnons de classe, n’existait tout simplement pas. Il n’y avait que Margaret Bulkley, imposteur de grand talent, certes, mais indubitablement femme.
Elle avait tourné le dos à sa propre identité, l’avait enfouie au plus profond de son être et s’était bien gardée de la laisser ressurgir. C’était somme toute assez facile. De temps à autre, surtout quand Barry se dévêtait, elle était presque surprise de voir apparaître dans le miroir un corps de femme. Mais chaque fois, il avait été tout naturel de reprendre son rôle, ce personnage qui lui collait à la peau.
Au début, c’était follement amusant. Le stratagème fonctionnait à merveille. Par après, la longue suite de succès académiques l’avait grisée, lui apportant une sorte d’euphorie permanente qui la poussait constamment à continuer, à oublier Margaret davantage, tandis que James Miranda Barry devenait plus grand que nature.
Aujourd’hui, cependant, la réalité la rattrapait. Le temps de l’insouciance était terminé, et elle devait agir comme l’adulte qu’elle était devenue. Il lui fallait prendre pleinement conscience de ce qui l’attendait désormais.
Au départ, tout ne devait être que temporaire. Un jour, après avoir décroché tous ses diplômes en bonne et due forme, et avec les plus grands honneurs, James Miranda Barry aurait pu enfin se révéler et, au risque de faire scandale, montrer comment il était possible pour une femme non seulement de faire des études, mais en plus de devenir un des meilleurs médecins de sa génération. » (Le secret du docteur Barry de Sylvie Ouellette, Editions De Borée)
___Au fil des années, le docteur Barry affine son personnage et ne tarde pas à se tailler une réputation d’homme colérique, vaniteux et entêté. Un excès d’aplomb et un caractère tempétueux qui lui joueront d’ailleurs des tours à plusieurs reprises et lui vaudront bien des inimitiés, sans toutefois jamais parvenir à occulter les avancées considérables en terme de soins ainsi que les réformes sanitaires capitales qu’il aura conduites durant toute sa carrière et sans jamais se départir de ses convictions. Probité et intégrité seront de fait les maîtres mots de la vie de James Barry qui la consacrera à l’exercice de sa profession. Se définissant lui-même comme un missionnaire de la médecine moderne, il entreprendra de grandes réformes de santé publique et se fera un devoir de défendre une médecine accessible à tous sans distinction sociale.
___Ses affectations successives le conduiront pourtant toujours à devoir recommencer le même travail de réforme titanesque que celui entrepris au cours du poste antérieur. C’est donc à chaque fois une tâche colossale qui l’attend, et loin d’être facilitée par une hiérarchie peu coopérative et souvent hostile aux opinions « révolutionnaires » pour l’époque du médecin. Si sa ténacité et son sens du devoir contribueront immanquablement à lui créer de nombreux ennemis, ils lui permettront également de se forger une solide réputation à titre de chirurgien et de s’attirer la reconnaissance de la majorité des gens qui croiseront sa route.
___Mais au-delà du destin incroyable et hors du commun de James Barry, c’est aussi le portrait de toute une époque que nous brosse la romancière. A travers les pérégrinations et le combat du médecin, Sylvie Ouellette nous dresse un état des lieux époustouflant des connaissances et des pratiques médicales du XIXème siècle.
« D’un côté se trouvait la vieille garde, les praticiens quasi incompétents qui refusaient d’évoluer et continuaient de prescrire les saignées, les lavements, les suées, la pose de ventouses, ou encore la trépanation comme traitements universels pour pratiquement toutes les maladies. Ces grincheux étaient relativement faciles à identifier. Figés dans un passé révolu, ils arboraient des perruques vieillottes, défendaient à grands cris le concept de la médecine en tant qu’art plutôt que science et se servaient de la tradition et des protocoles établis depuis la nuit des temps pour justifier chacun de leurs actes.
Fort heureusement, une autre vague déferlait sur les institutions d’enseignement, celle des grands penseurs avant-gardistes n’hésitant pas à soudoyer les fossoyeurs sans scrupule qui consentaient à déterrer les cadavres destinés à être disséqués par ces dispensateurs de cours privés. « Je serai de ceux-là, se disait parfois Barry. Je ferai avancer la science, peu importe ce que je devrai faire pour y parvenir. » (Le secret du docteur Barry de Sylvie Ouellette, Editions De Borée)
___Sous la plume toujours alerte de Sylvie Ouellette, le destin hors du commun de James Barry prend des allures de roman d’aventure. De la « naissance » même du personnage crée de toutes pièces par les amis de son oncle jusqu’à la fin de sa vie, l’auteure nous livre un récit captivant, plein de fougue et riche en rebondissements qui entraîne le lecteur aux quatre coins du monde.
Sans jamais chercher à rendre le personnage particulièrement sympathique en vue de susciter de manière excessive et inappropriée la compassion du lecteur, Sylvie Ouellette parvient à saisir la personnalité de James Barry dans toute sa complexité et son ambivalence. Le résultat est un portrait d’un réalisme saisissant d’un personnage à la fois ambigu et pétri de contradictions qui, quelque soient les sentiments qu’il éveille chez le lecteur, ne peut dans tous les cas pas le laisser indifférent.
___[Spoiler : surligner le texte pour lire] Une existence véritablement romanesque dont le dénouement laisse pourtant un désagréable sentiment d’amertume. En effet, en faisant durer ainsi délibérément la supercherie au point de vouloir emporter son secret dans la tombe, James Barry n’a-t-il pas perdu là, en fin de compte, une occasion dé véritablement changer les choses ?
Après avoir démontré l’étendue de ses compétences toute sa vie durant et s’être illustrée comme un médecin à la fois brillant et à la force de caractère hors du commun, on peut ainsi légitimement regretter que Margaret Ann Bulkley n’ait en fin de compte jamais décidé d’assumer de son vivant sa condition de femme. Car en prouvant au monde qu’elle était tout aussi capable que n’importe quel homme de devenir un médecin compétent et reconnu, le docteur Barry aurait probablement ainsi pu, dans son sillage, ouvrir la voie à d’autres femmes…[Fin de spoiler]
Biographie romancée consacrée à la vie de James Miranda Barry, « Le secret du docteur Barry » est un récit captivant, aux allures de roman d’aventure qui propulse le lecteur aux quatre coins du globe.
Dans un style toujours vif et percutant, Sylvie Ouellette allie avec brio un talent de conteuse hors pair et un solide travail de documentation donnant vie à un docteur Barry tempétueux et obstiné plus vrai que nature et évoluant dans un XIXème siècle parfaitement restitué.
S’il n’est pas toujours aisé pour le lecteur de démêler la part de sincérité et de mensonge, et par conséquent d’éprouver de l’empathie pour un personnage qui a construit sa vie sur une imposture, la personnalité haute en couleur du docteur Barry et son total dévouement au service de ses patients ne peuvent laisser indifférent.
N’hésitant pas à critiquer les institutions en place et à dénoncer toutes les formes de corruption, James Barry se fait un devoir de lutter contre le charlatanisme et de défendre une médecine accessible à tous sans distinction sociale. Visionnaire, avant-gardiste et déterminé, son caractère entier et atypique lui vaudront autant d’inimitiés que de reconnaissance.
Au-delà du portrait d’une personnalité excentrique et au destin hors du commun, le roman de Sylvie Ouellette est donc surtout un véritable hommage à un médecin profondément humain et altruiste, qui dédia sa vie à la santé des autres au prix d’une existence entière d’abnégation.
Un très beau roman que je vous recommande chaudement !
Je remercie les éditions De Borée pour cette très belle lecture ainsi que pour leur confiance !
