« Tout ce qu’on ne s’est jamais dit » de Celeste Ng

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Quatrième de couverture

Lydia Lee, seize ans, est morte. Mais sa famille l’ignore encore… Élève modèle, ses parents ont placé en elle tous leurs espoirs. Sa mère, Marylin, femme au foyer, rêve que sa fille fasse les études de médecine qu’elle n’a pas pu accomplir. Son père, James, professeur d’université d’origine chinoise, a tant souffert de sa différence qu’il a hâte de la retrouver parfaitement intégrée sur le campus. Mais le corps de Lydia gît au fond d’un lac. Accident, meurtre ou suicide ? Lorsque l’adolescente est retrouvée, la famille Lee, en apparence si soudée, va devoir affronter ses secrets les mieux gardés.

Des secrets si longtemps enfouis qu’au fil du temps ils ont imperceptiblement éloigné ses membres, creusant des failles qui ne pourront sans doute jamais être comblées. Bien sûr, Tout ce qu’on ne s’est jamais dit distille un suspense d’une rare efficacité. Mais ce livre qu’on garde en soi très longtemps est bien plus que cela. Celeste Ng aborde la violence de la dynamique familiale, les difficultés de communication, le malaise adolescent, avec une intensité exceptionnelle qui évoque l’univers de Laura Kasischke.

  • Mon opinion

★★★★☆

___A vingt ans, Marilyn a déjà l’ambition chevillée au corps et aspire à des idéaux plus grands que ceux de sa mère. Nous sommes alors en plein coeur des années 50 et la jeune femme, élevée dans le respect des valeurs traditionnelles de la société américaine, entend bien contrarier les projets que sa mère nourrissait à son égard. Il faut dire que sa conception de l’épanouissement personnel est aux antipodes des siennes. Et l’image de la femme d’intérieur modèle doublée de l’épouse dévouée n’est définitivement pas à la hauteur des aspirations de l’étudiante. Ses plans de carrière sont déjà minutieusement échafaudés : attraper au vol l’ascenseur social et faire exploser le plafond de verre afin de devenir médecin – une profession qui reste à cette époque l’apanage des hommes. C’était sans compter sur sa rencontre avec James Lee, son jeune professeur, à peine plus âgé qu’elle et fraîchement diplômé. Quelques mois après le début de leur liaison, l’arrivée inopinée d’un premier bébé mettra en effet un brutal coup d’arrêt aux ambitions professionnelles de la jeune femme. Un deuxième enfant plus tard, celle qui a toujours refusé d’incarner l’image d’Épinal de la parfaite épouse et mère au foyer réalise peu à peu – non sans effroi – qu’elle est bel et bien devenue ce a quoi elle avait toujours voulu échappé…

Alors que Marilyn lutte contre ses regrets, James, de son côté, tente désespérément de trouver sa place dans la société. Se fondre dans le moule, mener une existence sans remous ni orage… telles sont les modestes aspirations de ce fils d’immigré chinois si désireux de correspondre au stéréotype américain, au risque parfois d’en frôler la caricature.

___Hantés par des désillusions personnelles et des opportunités manquées dont ils ne parviennent pas à faire le deuil, les parents de Lydia ont donc finalement reporté leurs espoirs sur les frêles épaules de leur fille. A seize ans, celle qui cristallise tous les rêves déçus de ses parents, se voit ainsi confier la lourde mission de réussir là où tous deux ont échoué. Fruit d’un mariage mixte entre une américaine et un père d’origine chinoise issu de l’immigration, l’adolescente a la délicate tâche de réparer les frustrations et les rêves brisés de ses parents. Dépositaire malgré elle de leurs rêves inassouvis et de leurs ambitions avortées, la jeune fille peine à assumer son statut d’enfant prodige. Véritable centre de gravité de la maisonnée, elle est celle qui concentre malgré elle toutes les attentions, pendant que son frère et sa soeur essaient eux aussi de vivre – à défaut d’exister – dans son ombre.

« Et Hannah ? Ils avaient installé sa chambre dans le grenier, où l’on conservait les choses dont on ne voulait pas, et même à mesure qu’elle grandissait, chacun d’entre eux oubliait, de façon fugace, qu’elle existait. »

Tandis que Marilyn imagine déjà sa fille prix Nobel de médecine, James, qui toute sa vie a subi les moqueries du fait de ses origines, rêve quant à lui de voir Lydia briller en société. Tiraillée entre les aspirations d’émancipation de sa mère et le désir d’intégration de son père, la jeune fille lutte pour ne pas sombrer. Dans ce combat permanent contre la pression sociale et familiale, Lydia pourra néanmoins longtemps compter sur le soutien admirable de son frère. Allié précieux, il est aussi avec Hannah (la benjamine) la victime collatérale de cette famille dysfonctionnelle qui achèvera de se disloquer avec la disparition de Lydia dans des circonstances troubles.

___Davantage qu’un thriller, c’est donc avant tout un remarquable roman psychologique que nous livre Celeste Ng. Un portrait au vitriol au cours duquel la romancière déterre soigneusement les secrets de chacun de ses personnages, décortique des rapports familiaux complexes, explore les consciences et lève progressivement le voile sur les non-dits. Sous le vernis des apparences, elle nous montre sans détour les rancoeurs qui gangrènent l’unité familiale, ainsi que les souffrances et les petites frustrations qui empoisonnent le quotidien. Décrivant avec une exceptionnelle justesse le malaise adolescent, elle en analyse les causes et démontre comment l’héritage familial peut parfois lourdement peser sur nos vies et les choix que nous faisons.

___Prise dans les rouages incontrôlables de cette machine à broyer les enfants et lentement phagocytée par les espoirs immenses que ses parents fondent en elle, Lydia devient sous nos yeux la victime d’une tragédie annoncée. Méticuleusement, Celeste Ng retrace le parcours de cette cellule familiale au bord de l’implosion, jusqu’à l’issue fatale et inéluctable. En filigrane de ce drame dont elle déroule le fil, c’est également un portrait féroce de l’Amérique qui se dessine : le racisme ordinaire, l’échec du modèle du melting-pot, le culte de l’individualisme, les revers du mythe de l’american way of life... Durant quelques 270 pages, le lecteur évolue dans ce microscome étouffant qui concentre toutes les obsessions et les angoisses de la société américaine. Un drame familial puissant et d’une grande subtilité, à découvrir absolument !

Merci à Babelio et aux éditions Sonatine pour cette belle révélation !

  • Extrait
« Marilyn ne serait pas comme sa mère, à pousser sa fille vers un foyer et un mari, vers une vie bien rangée entre quatre murs. Elle aiderait Lydia à faire tout ce dont elle serait capable. Elle consacrerait le restant de ses jours à la guider, à la protéger, comme on s’occupait d’un rosier de concours : l’aidant à grandir, le soutenant avec des tuteurs, courbant chaque tige pour qu’il soit parfait. »

« Quatre soeurs #3, Bettina » de Cati Baur (d’après Malika Ferdjoukh)

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Quatrième de couverture

Le printemps, saison du renouveau, des amours et des primeurs, éclate dans toute sa splendeur à tous les étages de la Vill’Hervé. Renouveau ? Oui. Harry et Désirée, les petits cousins, viennent passer des vacances au grand air. Charlie, à sec, s’est résignée à louer la chambre des parents. Le locataire s’appelle Tancrède, il est jeune, célibataire, drôle, fabricant d’odeurs bizarres. Et beau. Primeurs ? Trop. On retrouve des poireaux nouveaux partout, dans la soupe, coincés dans un cadre de tableau et même dans le pot d’échappement de la voiture de Tancrède. Toujours lui. Amours ? Hélas. Tancrède sème le trouble et récolte la tempête dans le cœur de Charlie. Bettina se languit du très très moche et si splendide Merlin. Enid fait des confidences. Geneviève se tait. Et Mycroft, le rat, tombe amoureux à son tour.
  • Mon opinion

★★★★★

___Ecrite par Malika Ferdjoukh, la série « Quatre soeurs » a marqué toute une génération de lectrices. Depuis 2011, l’illustratrice Cati Baur s’est attelée avec brio à l’adaptation de la saga, développant depuis deux albums déjà les tribulations des soeurs Verdelaine. Après l’intrépide Enid et la réservée Hortense, la dessinatrice, fidèle à la chronologie de la saga d’origine, consacre ce troisième tome à la coquette Bettina, âgée de 14 ans.

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___Après la disparition brutale de leurs parents dans un accident de voiture, les filles Verdelaine se retrouvent orphelines et livrées à elles-mêmes. Charlie, l’ainée des cinq soeurs, a mis fin à ses études pour prendre soin de la fratrie et s’occuper de la grande demeure familiale. Mais deux ans après le décès de leurs parents, les économies sur lesquelles vivait la tribu ont fondu. Et ce n’est pas le maigre chèque de l’excentrique Tante Lucrèce (la cotutrice légale des filles qui leur rend visite tous les 36 du mois) qui leur permettra de s’en sortir. Pour faire face, l’ainée ne voit donc d’autre solution que de mettre en location la chambre parentale. La proposition de Charlie sème aussitôt un vent d’effroi chez les soeurs Verdeleine. Passée l’onde de choc, les filles se résignent pourtant à l’idée de louer une partie de la Vill’Hervé.

C’est ainsi qu’après l’arrivée de Désirée et Harry, les deux turbulents cousins venus passer quelques jours dans la villa, l’irruption du beau Tancrède au sein du microcosme formée par les soeurs Verdelaine va semer le plus grand trouble dans leurs vies (et dans le coeur de Charlie)…

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Bettina conversant avec sa défunte mère

___Tome après tome et au rythme des saisons, Cati Baur nous fait pénétrer dans l’intimité de cette fratrie haute en couleurs dont elle croque le quotidien avec une infinie tendresse. Mais en filigrane de ces petits affres et bonheurs qui rythment le quotidien, se devine toujours l’ombre fugace du drame vécu par les cinq soeurs deux ans auparavant. Un discret souffle de nostalgie plane inexorablement sur la Vill’Hervé et ses habitantes. En dépit de leurs apparitions sous forme d’ectoplasme, l’absence pesante des parents Verdelaine dans les moments importants de la vie de leurs filles ne manque jamais de serrer douloureusement le coeur du lecteur.

___Cati Baur a su restituer avec brio tous les ingrédients qui ont fait le succès des romans de Malika Ferdjoukh. Son dessin, faussement désinvolte et typé jeunesse, s’accorde parfaitement au ton des romans de Malika Ferdjoukh tout en leur offrant un remarquable écrin ! On retrouve avec bonheur ce mélange subtil entre spontanéité, espièglerie et émotions ainsi que les thèmes conducteurs de la saga, tels que le difficile travail de deuil ou le délicat passage de l’enfance à l’âge adulte. Tome charnière placé sous le signe du printemps, ce troisième opus cristallise en outre tous les bouleversements qui accompagnent le passage de l’enfance à l’âge adulte. Entre candeur et désir de s’affirmer, peur de l’inconnu et quête de nouvelles expériences, Cati Baur nous livre avec ce nouvel opus un florilège d’émotions qui nous fait passer du rire aux larmes en un instant. L’innocence et l’espièglerie incarnées par les deux petits cousins se confrontant ici à l’explosion des sentiments amoureux et aux épreuves de la maladie.

___A côté des nouveaux venus, on retrouve aussi bon nombre de personnages déjà croisés dans les précédents tomes, tels l’insupportable Tante Lucrèce, le dévoué Basile, le facétieux Merlin (qui en dépit de son physique ingrat a tout d’un enchanteur !), ou encore la frêle Muguette, laquelle, quoique physiquement absente, occupe un rôle de premier plan dans cet opus.

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Harry, le cousin des soeurs Verdelaine

Rehaussées par des couleurs pastels et harmonieuses, les illustrations à la plume et l’aquarelle de Cati Baur dégagent une douceur enfantine réconfortante. On se laisse happer avec délice par ces cases lumineuses et fourmillant de détails qui s’animent sous nos yeux et nous emportent dans une bulle où le temps semble avoir suspendu son vol. Le choix des couleurs, le découpage parfaitement rythmé et la mise en page astucieuse et inventive (à l’instar de la double page p.94-95) participent en outre activement au ressenti des émotions. La dessinatrice joue habilement sur les teintes et les effets de cadre pour rendre compte de l’estompage des repères et de l’exacerbation des sentiments qui accompagnent le passage à l’âge adulte.

___Dans la lignée des tomes précédents, Cati Baur signe une adaptation à la fois tendre, sensible et très réussie où le charme opère dès les premières planches ! C’est avec bonheur que l’on s’immisce dans la vie trépidante et mouvementée des cinq soeurs Verdelaine. Personnage à part entière, la Vill’Hervé est une ruche vibrante d’amour et de rires que l’on voudrait ne jamais quitter. On se languit ainsi d’ores et déjà de découvrir le quatrième et ultime volet de la saga, tout en ayant un pincement au coeur à l’idée de quitter définitivement les soeurs Verdelaine…

___De par sa grande originalité et l’universalité des sujets qu’elle aborde, la saga Quatre soeurs, a priori estampillée jeunesse, s’adresse en réalité à un public bien plus large que celui des pré-adolescentes. Enchevêtrant les considérations sur l’amitié, l’amour, ou le deuil, les adultes confirmés tomberont à coup sûr eux aussi sous le charme de ce mélange subtil de poésie, d’humour et de parfum d’enfance.

Je remercie infiniment les éditions Rue de Sèvres pour ce moment féérique !

  • Extrait

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« Le lys de Brooklyn » de Betty Smith

Quatrième de couverture

Dans le quartier de Williamsburg, Brooklyn, entre 1912 et 1920. Francie Nolan a 9 ans, des rêves plein la tête, un optimisme à toute épreuve et une envie un peu folle : écrire. Écrire sur sa mère, Katie, qui sait insuffler de la poésie dans leur quotidien ; sur Johnny, son père, son héros, la plus belle voix de Brooklyn ; sur Neeley, son petit frère, un débrouillard qui court les rues avec ses copains ; sur ses tantes, la douce Evy qui a marié le laitier et la pétulante Sissy, qui collectionne les « John », des fiancés si éphémères qu’elle ne prend plus la peine de retenir leur véritable prénom ; sur l’arbre dans la cour, dans lequel elle s’abrite du soleil en été ; sur Williamsburg, son quartier, où tout le monde se connaît et s’entraide. Mais Francie voudrait aussi pouvoir écrire la vérité : sur sa mère qui s’use les mains à faire des ménages ; sur son père qui dépense le peu d’argent qu’il gagne au café du coin ; sur Neeley et les petits de Williamsburg qui fouinent, fouillent, volent ferrailles et haillons pour les revendre aux chiffonniers ; sur la faim qui les tenaille jour après jour ; sur ces hivers où il fait si froid ; sur Williamsburg, le quartier le plus misérable de New York, celui où échouent tous les immigrants venus chercher fortune en Amérique. Alors Francie va lire tous les livres de la bibliothèque, écouter toutes les histoires de sa grand-mère, observer toute la vie de Williamsburg, avant de réussir à trouver sa voix…
  • Mon opinion

★★★★★

___Considéré comme un classique de la littérature américaine, « Le lys de Brooklyn », publié pour la première fois en France en 1946, n’avait pas été réédité depuis, sombrant peu à peu dans l’oubli pour le lectorat français. Un impair aussi surprenant que regrettable qu’est heureusement venu corriger début 2014 la merveilleuse collection Vintage des éditions Belfond permettant ainsi au plus grand nombre de découvrir enfin l’oeuvre de Betty Smith.

___Immigrés d’origine irlandaise, les Nolan vivent dans le dénuement le plus total, au coeur de Williamsburg, un quartier pauvre et déshérité de Brooklyn. Betty Smith nous fait pénétrer dans l’intimité et le quotidien de cette famille désargentée qui, malgré la misère, respire l’amour et la tendresse. Scindé en plusieurs parties, le récit retrace également la rencontre de Katie et de Johnny (alors respectivement âgés de 17 et 19 ans), leur mariage six mois plus tard et l’arrivée successive de leurs deux enfants, Francie et Neeley.

Véritable mère-courage, Katie ne compte pas ses heures pour assurer un revenu minimum au foyer, ayant rapidement compris qu’elle ne pouvait s’appuyer sur son mari, incapable d’assumer ses responsabilités et noyant son chagrin et ses désillusions dans l’alcool. Garçon-chanteur, les rentrées d’argent de Johnny sont en effet inconstantes et aussitôt dilapidées dans l’alcool. Pour autant, son imagination fertile et ses fantaisies lui valent l’amour inconditionnel de ses enfants. Père attentif et aimant, Johnny tente ainsi de pallier aux défaillances d’une mère peu démonstrative et parfois maladroite qui a toujours préféré à Francie son petit frère, Neeley.

___ Le contexte a priori peu réjouissant et le réalisme parfois abrupt du récit n’écornent pourtant en rien le formidable message d’espoir que porte le roman. Car les Nolan savent aussi considérer leur sort avec philosophie,allant parfois même jusqu’à faire preuve d’un véritable sens de l’autodérision afin de rendre l’insoutenable plus supportable. Katie déploie ainsi des trésors d’imagination pour adoucir la faim et calmer les estomacs vides. Surtout, elle s’accroche à l’espoir d’une vie meilleure pour ses enfants qu’elle rêve de voir s’élever dans la société. Consciente que l’ascension sociale se réalise par le biais de l’instruction, elle impose tous les soirs à Francie et son frère la lecture d’une page de la Bible et des oeuvres de Shakespeare, et place l’école au coeur de ses préoccupations. Au-delà des connaissances, Katie s’efforce également d’inculquer à ses enfants des valeurs essentielles et fondamentales.

___Tandis que son père, sentimental invétéré et romantique désenchanté, se réfugie dans l’alcool, c’est dans la lecture que Francie trouve sa planche de salut. La littérature lui ouvre de nouveaux horizons, aussi insoupçonnés que porteurs de fabuleux espoirs pour cette jeune femme en devenir.

« Francie lut rapidement quelques pages de son livre et faillit tomber malade d’émotion. Elle avait envie de le crier : elle savait lire. Elle savait lire !

A partir de ce jour, le monde lui appartint, grâce à la lecture. Plus jamais elle ne serait seule : plus jamais elle ne sentirait le grand besoin d’une amie intime. Les livres devinrent ses amis. Il y en avait un pour toutes les humeurs : les poèmes étaient de doux camarades ; l’aventure venait à point quand on était lasse de silence. Puis, quand Francie fut adolescente, ce furent les histoires d’amour. Désirait-elle connaître quelqu’un ? Elle lisait une biographie. Ce jour où elle sut qu’elle savait lire, elle fit le vœu de lire un livre chaque jour, aussi longtemps qu’elle vivrait. » (p.240)

Au-delà de lui offrir une porte d’évasion, la lecture lui permet ainsi de réaliser que le monde ne se limite pas à la misère de Brooklyn et qu’une autre vie est possible dès lors que l’on s’en donne les moyens. Francie va ainsi découvrir qu’aucune barrière, aussi bien géographique que sociale n’est insurmontable. Bien décidée à déjouer la fatalité, et à prendre son destin en main, la jeune fille mettra toute son énergie au service de ses ambitions.

« La fréquentation de la nouvelle école fut encore pour elle une bonne chose en ce qu’elle lui apprit qu’il y avait d’autres mondes à côté de celui où elle était née, et que ces mondes n’étaient nullement inaccessibles. » (p.255)

___Véritable récit initiatique, « Le lys de Brooklyn » nous fait partager avec une sincérité désarmante les doutes, les angoisses et les questionnements existentiels (sur la religion, l’amour…) de cette fillette en quête de sens, qui fait l’apprentissage de la vie et des vicissitudes de sa condition. Au gré des épreuves, la personnalité de Francie se dessine et s’affirme. Intelligente, avide de culture et de connaissances et pleine de ressources, la jeune fille, qui aspire à s’extraire de sa condition et à s’élever dans la société, reste malgré tout viscéralement attachée à ses origines et à ses racines.

___Autour du quatuor formé par les Nolan gravitent d’autres personnages, non moins charismatiques, qui vont influer plus ou moins directement sur la vie de Francie et contribuer à son long apprentissage. Un long chemin, au cours duquel la jeune fille devra traverser bien des épreuves ; son innocence se heurtant tour à tour à l’humiliation, la condescendance, le mépris ainsi qu’aux instincts les plus sombres de la nature humaine. Mais à côté des individus sans scrupules profitant de la détresse et de l’ignorance des plus démunis, Betty Smith fait également surgir de l’ombre des personnages plein d’une bienveillance insoupçonnée.

___Petits tracas et grands déboires du quotidien se mêlent aux problématiques sociales et aux évènements marquants de la grande Histoire. Pourtant, au coeur de toute cette souffrance et de la misère environnante, il y a aussi des instants de bonheur qui donnent à la vie tout son sel. Loin de s’apitoyer sur leur sort, les Nolan surmontent en effet les épreuves et les coups durs avec un courage qui force le respect et une dignité exemplaire. Et au sein de ce foyer où l’on compte chaque sou, on sait apprécier et chérir les plaisirs les plus simples. De fait, les bonheurs les plus élémentaires deviennent de véritables parenthèses enchantées que l’on célèbre et que l’on prend le temps de savourer.

___Malgré la saveur âpre de l’environnement dans lequel il prend racine, le récit de Betty Smith ne sombre ainsi jamais dans le misérabilisme. La vie s’écoule au rythme des chansons de Johnny et des incursions des deux tantes maternelles et hautes en couleurs, la raffinée Evy et la généreuse Sissi, laquelle dissimule sous ses airs pétillants et dévergondés des cicatrices indélébiles. Autant de personnages émouvants et criants de réalisme qui portent le récit à bout de bras… et que l’on quitte à regret et le coeur serré.

___Fort de l’amour indéfectible qui unit cette famille respirant la tendresse, il se dégage du quotidien de petits instants magiques qui prennent dans ce contexte de morosité ambiante tout leur sens. Une harmonie et une unité familiale qui permettent à chacun de supporter la misère et les sacrifices quotidiens. Oscillant entre lucidité implacable et vision magnifié d’une réalité cruelle et parfois sinistre, ce récit à hauteur d’enfant offre un regard sensible et précieux sur la vie et les épreuves qui jalonnent notre existence.

___Betty Smith a certainement puisé dans son vécu personnel pour nourrir son roman. Il en résulte une oeuvre criante de réalisme et de sincérité. A l’image de ses personnages, façonnés avec une infinie tendresse, son écriture, qui cultive l’essentiel, se révèle sans fioriture et d’une grande sobriété.

___Riche idée que celle qu’ont eu les éditions Belfond de faire sortir de l’oubli ce roman culte prônant de belles valeurs et porteur d’un magnifique message d’espoir. Un roman lumineux et une redécouverte salutaire. Car malgré un contexte morose, ce sont bien la tendresse et l’espérance qui triomphent au terme ce récit intense et riche en émotions. Un formidable message d’espoir joliment symbolisé par l’arbre qui pousse dans la cour de leur immeuble et qui donne son titre au roman. Prenant racine au milieu du béton et en dépit de l’environnement hostile, le lys s’épanouit, résistant envers et contre tout, à l’image de notre jeune héroïne…

« Il y a un arbre qui pousse à Brooklyn et que certaines gens appellent « monte-au-ciel ». Où que tombe sa graine, un petit arbre sort de terre, qui se met à lutter pour vivre, comme s’il s’efforçait vraiment d’atteindre le ciel. Il pousse partout : dans les terrains vagues, derrière des palissades sordides, sur les tas d’ordures abandonnés; il sort des soupiraux des caves: c’est le seul arbre au monde qui puisse pousser dans du ciment. Il grandit, regorgeant de force et de sève, survivant à tout : au manque de soleil, à l’absence d’eau, et peut-être même au manque de terre, et l’on dirait de lui que c’est « un très bel arbre », s’il y en avait moins. Mais il y en a trop… »

___En creux de ce récit relatant le quotidien d’une famille indigente en plein coeur de Brooklyn, c’est aussi l’histoire du rêve américain qui se dessine. Véritable photographie d’un quartier déshérité et cosmopolite à l’aube du XXème siècle, le roman de Betty Smith est à la fois le portrait d’une époque charnière et trouble ainsi que le témoignage vibrant d’une communauté laissée-pour-compte dont l’auteure se fait avec brio la porte-parole.

___D’une histoire relatant le combat ordinaire d’une poignée d’individus, Betty Smith fait éclore un véritable conte moderne aux allures de fable universelle. Véritable éloge de la culture, de la transmission et de l’imagination, « Le lys de Brooklyn » est un roman bouleversant d’humanité, entre fresque familiale et sociale, qui, soixante-dix ans après sa première parution, n’a pas pris une seule ride, tout comme le message qu’il porte…

  • Extraits

___La mère de Katie, comparant les Etats-Unis, ce « pays libre » à son pays d’origine, l’Autriche :

« Tout de même, il y a ici ce qu’il n’y avait pas chez nous. En dépit de choses cruelles et bizarres, il y a ici l’espérance. Chez nous, un homme ne peut être rien de plus que ce que fut son père ; et encore, à condition qu’il travaille dur. Si son père était charpentier, il ne peut être ni instituteur, ni prêtre. Il peut s’élever, mais pas plus haut que l’état de son père. Chez nous, un homme appartient à son passé ; ici, à l’avenir ; il peut être tout ce qu’il veut ici, pourvu qu’il ait le coeur bien placé et les moyens de travailler honnêtement dans sa partie. »

« Il faut développer chez l’enfant cette chose si précieuse qui s’appelle l’imagination. L’enfant doit avoir son monde secret où vivent et se meuvent des choses qui n’ont pas existé. Il est nécessaire que l’enfant croie, qu’il commence par croire à des choses qui ne sont point d’ici-bas. Il faut que, lorsque ce monde lui paraîtra trop laid pour y vivre, il puisse remonter en arrière et vivre par l’imagination. Moi-même aujourd’hui, à mon âge, j’ai grand besoin de me remémorer les vies miraculeuses des saints, les grands miracles qui sont passés sur la terre. C’est seulement en ayant ces choses présentes à l’esprit que je puis trouver la force de vivre au-delà de celles pour lesquelles il faut que je vive. »

« Bien que Katie eût la même tendance à colorer l’évènement et que Johnny lui-même vécut dans un monde qui participait un peu du rêve, ils ne s’efforçaient pas moins d’étouffer cela chez leur enfant. Peut-être avaient-ils de bonnes raisons ; peut-être savaient-ils que, chez eux, l’imagination déguisait la réalité de leur pauvreté, la dureté, l’âpreté de leur vie, les aidait à la supporter. Peut-être Katie se disait-elle que, s’ils n’avaient pas disposé de cette faculté, ils auraient vu plus clair ; les choses leur seraient apparues telles qu’elles étaient réellement ; et que, les voyant ainsi dans leur réalité, ils les auraient prises en aversion, eussent cherché – et qui sait ? – trouvé le moyen de les améliorer. »

« La vérité sur Anna » de Rebecca James

Résumé

Tim, un jeune Australien répond à une petite annonce pour louer une chambre dans la plus belle bâtisse d’un quartier huppé de Sydney. Une véritable aubaine, car la seule contrepartie du loyer avantageux est de venir ponctuellement en aide à la propriétaire de l’immense maison, la fragile Anna. Agoraphobe depuis le décès de ses parents, la jeune fille vit recluse dans cette mystérieuse bâtisse. Tim s’installe dans sa nouvelle chambre offrant une vue imprenable sur l’océan. Il tente doucement d’apprivoiser la jeune fille, mais bientôt, d’étranges manifestations surviennent dans la maison. Tim est réveillé en pleine nuit par des pleurs, puis par des bruits étranges. Le comportement d’Anna l’intrigue puis l’inquiète de plus en plus. La jeune fille est-elle persécutée par des proches qui voudraient profiter de sa faiblesse ou est-elle dangereuse ? De plus en plus attaché à la jeune femme, Tim cherche à comprendre. Mais est-il prêt à se mettre en danger pour lui venir en aide ?

Mon opinion

★★★☆☆

___Après le succès de son premier livre « La beauté du mal », Rebecca James revient en France avec un nouveau roman à suspense mâtiné de drame, au coeur d’une demeure victorienne peuplée de personnages hantés par leur passé. Mais si la quatrième de couverture semblait donc augurer une intrigue réunissant tous les éléments pour appâter le lecteur, dans les faits, force est de constater que la magie ne parvient pas à complètement opérer…

___Le choix de l’auteure d’intégrer à son récit des éléments caractéristiques de la littérature gothique (notamment en situant son action dans un manoir) tout en ancrant son intrigue à notre époque aboutit en effet sur le papier à un résultat qui peine à convaincre. Si on perçoit bien les influences du genre, Rebecca James ne parvient pas à exploiter judicieusement et dans tout son potentiel la matière dont elle dispose. A mesure que le récit progresse, les détails qui auraient dû constituer la force de l’intrigue apparaissent de plus en plus survolés et artificiels (voire presque incongrus) et au bout du compte, le mélange des genres ne prend pas.

___Ainsi, quoique louable, la tentative de mêler à un récit contemporain certains codes du registre gothique n’atteint pas, au final, l’objectif escompté, à savoir instaurer une atmosphère pesante pour le lecteur tout en faisant naître chez lui un sentiment de malaise et de doute quant à la nature exacte des évènements troubles auxquels il se trouve confronté. Car si certains évènements semblent bien déroutants tant on peine à leur attribuer une explication rationnelle, l’effet est systématiquement et rapidement plombé par un changement de scène ou de narrateur empêchant à terme l’installation d’une véritable tension dramatique susceptible de déstabiliser efficacement le lecteur.

___Rebecca James, faute de s’attarder davantage sur les phénomènes étranges auxquels son personnage principal se retrouve confronté, ne prend ainsi pas suffisamment le temps d’imprégner son récit d’une ambiance dérangeante pour le lecteur et susceptible de faire naître en lui un véritable doute sur la rationalité des évènements auxquels il assiste. Un constat d’autant plus dommageable, que paradoxalement, l’auteure encombre son récit (pourtant très court) de scènes inutiles et sans intérêt qui n’apportent pour leur part rien à l’intrigue voire contribuent même à plomber le peu de tension alors instaurée. Ainsi, le « huis clos » annoncé par le bandeau promotionnel tient, hélas, davantage de la poudre aux yeux jetée par l’éditeur que des faits puisque Rebecca James, loin de cantonner son récit entre les murs de l' »inquiétante » bâtisse, multiplie au contraire les excursions vers des espaces ouverts (le lieu de travail de Tim, la piscine municipale… ). Dès lors, difficile pour le lecteur d’éprouver un quelconque sentiment d’oppression ou de malaise tel qu’il pourrait en ressentir pris au piège d’un véritable huis clos. De la même manière, l’alternance permanente (et trop fréquente) de narration entre Tim et Anna, en empêchant le lecteur d’appréhender les évènements depuis le seul point de vue du jeune homme, ne lui permet pas de pleinement saisir les enjeux que cette première partie du roman aurait pourtant dû poser. Il devient ainsi compliqué de mesurer à quel point Tim est en fin de compte perturbé par les phénomènes auxquels il assiste, et l’hypothèse de la folie ne saute pas franchement aux yeux du lecteur (alors que lors d’une des dernières scènes du roman, on nous laisse clairement entendre que c’était pourtant un des objectifs de la première partie).

___Toutes ces maladresses dans la mise en scène contribuent à faire prendre à l’histoire un rythme en dents de scie sans jamais qu’elle ne parvienne en fin de compte à réellement décoller ou à faire émerger un besoin irrépressible de découvrir la cause exacte de ces évènements. L’histoire peine ainsi à véritablement avancer durant toute sa première partie. Et il faut attendre la moitié du roman pour qu’une révélation notable ne parvienne à raviver l’intérêt du lecteur, laissant alors entrevoir un début d’explication et un rapprochement du dénouement final.

___Pourtant, malgré une première moitié laborieuse et peinant à atteindre ses objectifs, Rebbeca James parvient néanmoins à tirer son épingle du jeu au décours d’une dernière partie nettement plus prenante. Enchaînant les révélations, l’auteure lève enfin le voile sur le passé, déterre les secrets de ses personnages et reconstitue peu à peu le fil des évènements à travers une mise en scène soignée et habilement menée. Si certaines implications sont aisément prévisibles, la plupart des révélations s’avèrent beaucoup plus inattendues pour le lecteur non rompu à cet exercice. Le mystère finalement divulgué, les qualités du scénario sous-jacent imaginé par l’auteure peuvent enfin apparaître. Mais bien que le dénouement parvienne à rehausser le niveau de l’ensemble, certains aspects ne manqueront pas de laisser plus d’un lecteur dubitatif. Car si la scène finale apporte effectivement son lot de réponses, certains phénomènes étranges évoqués dans la première moitié demeurent, pour leur part, totalement inexpliqués, venant ainsi encore un peu plus enrayer une mécanique déjà sérieusement bancale.

Si, faute d’avoir lu le premier roman de l’auteure, il m’est impossible d’établir une comparaison avec son précédent livre, « La vérité sur Anna », qui signe de fait ma première rencontre avec Rebecca James, ne me laissera au final pas un souvenir impérissable.

Malgré une intrigue de plutôt bonne qualité sur le fond (mais dont on ne peut malheureusement pleinement mesurer les enjeux qu’à la toute fin du récit), l’ensemble peine en effet à convaincre sur la forme. Le récit souffrant dans toute sa première partie de plusieurs maladresses qui l’empêchent de pleinement remplir ses fonctions. Outre un mélange des genres peu convaincant, « La vérité sur Anna » ne parvient ainsi pas à instaurer l’ambiance oppressante et angoissante que laissait pourtant augurer la quatrième de couverture, et les changements permanents de narrateur ne permettent pas au lecteur d’appréhender de façon suffisamment précise la psychologie de Tim au point d’immiscer le doute dans son esprit concernant la nature des évènements auxquels il se trouve confronté.

Malgré une dernière partie plus captivante et un dénouement habilement mené au décours d’une mise en scène soignée, l’ensemble manque toutefois de maîtrise et d’aboutissement pour pleinement convaincre. A mes yeux, Rebecca James manque donc encore de savoir-faire et d’un peu de « génie » dans l’élaboration d’intrigue tortueuse et machiavélique telles que Sarah Waters en a le secret ! Ainsi, si les intentions et les idées sont bien là, le résultat demeure donc beaucoup trop bancal et maladroit pour marquer durablement le lecteur.

Je remercie Livraddict et les éditions XO pour leur confiance !

« Ashford Park » de Lauren Willig

 

 

 

 

 

 

Résumé

Juriste dans une grande entreprise new-yorkaise, Clementine a tout sacrifié à sa carrière. A trente-quatre ans, c’est seule qu’elle se rend à la fête d’anniversaire organisée pour les quatre-vingt-dix-neuf ans de sa grand-mère, Addie. Pendant les festivités, Clementine découvre un secret de famille enfoui depuis des années.Lorsqu’elle arrive à Ashford Park, en 1905, Addie a à peine cinq ans et est orpheline. Bien que son oncle et sa tante lui fassent comprendre qu’elle n’a été recueillie que par charité, elle passe une enfance et une adolescence heureuses auprès de sa cousine, la belle et audacieuse Bea. Quand la guerre éclate, leurs chemins se séparent. Addie s’engage comme infirmière tandis que Bea fait un mariage de convenance. Après un scandaleux divorce, cette dernière quitte Londres pour épouser le petit ami d’Addie, et s’enfuir avec lui au Kenya. Les deux cousines ne se parleront plus pendant quelques années jusqu’au jour où Bea supplie Addie de venir lui rendre visite en Afrique.Leurs retrouvailles sont de courte durée : Bea disparaît tragiquement lors d’un safari, ne laissant derrière elle qu’une écharpe ensanglantée. Que lui est-il arrivé ? A-t-elle été assassinée, attaquée par des fauves ? S’est-elle enfuie ? Si les retrouvailles avec sa cousine ne furent pas celles qu’Addie espérait, elles lui laissent entrevoir un tout autre avenir.

Mon opinion

★★

___Toute sa vie, la mère de Clemmie s’est efforcée d’inculquer à sa fille l’importance de la réussite professionnelle et de l’autonomie financière. Mais à trente-six ans et après avoir fait de nombreux sacrifices pour son travail, force est de constater que la vie personnelle de la jeune avocate est sens dessus dessous : entre des fiançailles fraîchement rompues, un patron tyrannique qui ne lui laisse pas une seconde de répit et une harmonie familiale plombée par les tensions ambiantes et des secrets latents, Clemmie désespère de voir le vent enfin tourner.

___Sa vie va pourtant soudainement basculer le jour de l’anniversaire de sa grand-mère, Addie. A quatre-vingt-dix-neuf ans, très affaiblie et rendue confuse par son nouveau traitement, la vieille femme semble ne pas reconnaître sa petite-fille qu’elle confond avec une dénommée « Bea ». Cet évènement va être l’élément déclencheur d’une prise de conscience pour Clemmie qui réalise avec effroi qu’elle ne connaît finalement que peu de choses concernant la vie de sa grand-mère. Avec l’aide de Jon, le fils par alliance de sa tante, Clemmie est bien décidée à trouver des réponses à ses questions, quitte pour ce faire, à déterrer des secrets de famille jusqu’alors soigneusement enfouis.

___En 1906, Addie, la grand-mère de Clemmie, n’a pas encore 6 ans quand, après avoir subitement perdu ses parents dans des circonstances tragiques, elle se retrouve orpheline et est confiée à son oncle et sa tante, lord et lady Ashford. En tant que fille du frère cadet du sixième comte, Addie est une parente pauvre. Une situation que ne manque pas de lui rappeler sa tante qui lui témoigne, dès leur première rencontre, une hostilité à peine dissimulée. La fillette se retrouve donc contrainte de quitter sa petite maison de Guilford Street ainsi que sa gouvernante, Mlle Ferncliffe, afin d’aller vivre à Ashford Park, un château de style néoclassique aux dimensions vertigineuses.

____Malgré les années qui passent, les relations entre Addie et sa tante ne s’améliorent pas et la fillette peine à trouver sa place au sein de la famille. Car à la différence des autres Gillecote, Addie doit sans relâche redoubler d’effort pour se faire pardonner d’être issue d’un père dévoyé et d’une mère roturière et romancière à scandale. « Elle était donc censée se montrer deux fois plus convenable, fournir deux fois plus d’efforts qu’elles, pour faire oublier ses origines. Les autres étaient des Gillecote de plein droit ; elle devait se donner du mal pour mériter son nom. ». Dans son malheur, Addie peut néanmoins compter sur l’affection de sa cousine, Béa qui ne tarde pas à la prendre sous son aile. Si chacune voit en l’autre la soeur idéale qu’elle a toujours rêvé d’avoir, les années passant et les évènements marquants se succédant ne tarderont pas à faire resurgir leurs différences et à mettre leur affection à l’épreuve.

___Parmi les bouleversements de ce début du XXème siècle, la première guerre mondiale marquera de sa trace indélébile l’ensemble des habitants d’Ashford Park et la société toute entière. Espoir, déni ou désenchantement, chacun des protagonistes appréhende la tragédie et ses conséquences à sa façon, à l’image de l’inflexible Lady Ashford, qui refuse obstinément de voir que la monde a changé : « Il faut dire que ces temps-ci elle s’horrifiait de tout, depuis que la guerre avait mis le monde sens dessus dessous, décimé toute une génération de prétendants potentiels, et assoupli les anciens codes sociaux et les règles morales. En ce qui concernait les autres, bien sûr. Mère avait fermement refusé de se plier à ces nouvelles moeurs. Corsetée comme la reine Mary, elle continuait à faire le tour des mêmes salons dans les mêmes maisons, faisant semblant de ne pas remarquer les vides laissés par les morts, le rouge à lèvres trop vifs, la nouvelle musique. Si elle décidait de l’ignorer, rien de tout cela n’existait. »

A l’inverse de sa mère, Bea a parfaitement conscience des bouleversements engendrés par la guerre. Au contraire d’Addie, dont les parents se sont mariés par amour et ont toujours vécu dans une insouciance bohème, elle appartient à un monde où l’amour n’a pas sa place dans les alliances entre grandes familles, et dans lequel « le mariage était un contrat, pas un roman ». Après avoir rêvé des années durant de faire son entrée dans le monde, la guerre a rompu le charme des illusions d’antan et Bea ne tarde pas à déchanter face à l’insipidité du milieu doré auquel elle appartient : « En proie à un indicible sentiment d’ennui, Bea parcourut la salle du regard. La saison des bals était largement entamée et elle avait l’impression que c’était toujours la même soirée qui se répétait sans fin : les mêmes gens, les mêmes vêtements, la même musique, les mêmes serpentins défraichis, les mêmes chaises dorées occupées par les mêmes douairières somnolentes.

C’était ce à quoi elle était destinée. Ce qu’elle avait attendu pendant toutes ces longues années, ces heures interminables dans la nursery, à Ashford. C’était censé être cela, la vie ! L’amour ! L’aventure ! Et qu’avait-elle en définitive ? Des glaces tièdes de chez Gunter, des filles en robe aux tons pastel fanés, et une salle de bal remplie d’hommes grisonnants de l’âge de son père et des garçons tout juste sortis de l’école, qu’on avait réquisitionné pour compléter l’assemblée. L’orchestre jouait une valse dénuée d’entrain. L’armistice avait été signée depuis huit mois, mais Londres ne s’était pas encore remis des épreuves de la guerre. ». Quant à Frederick, il a ramené de nombreux traumatismes des champs de bataille. Désillusionné, son pessimisme offre un contraste saisissant avec la nature ingénue et résolument idéaliste d’Addie. A travers les échanges de ces deux jeunes gens aux visions radicalement différentes, Lauren Willig nous offre d’ailleurs des dialogues brillant d’intelligence !

___A travers la vie d’Addie, de Bea et de leur entourage, l’auteure nous offre ainsi un portrait remarquable des bouleversements engendrés par la Première Guerre Mondiale et des répercussions sociétales qui en découlèrent. Désir de se libérer des contraintes sociales ou d’oublier les horreurs des champs de bataille, la jeunesse des années folles s’enivre de jazz et de plaisirs nocturnes. Une frénésie d’oubli et de fêtes s’empare de la population ; beaucoup tentant d’oublier l’amertume d’un passé de ruine et de deuil ainsi que les incertitudes quant à l’avenir à travers l’alcool ou la drogue.

___Mêlant habilement petites histoires à la grande Histoire, Lauren Willig démontre un talent de conteuse hors pair et un sens du dialogue affirmé. A travers les histoires croisées d’Addie et de Clemmie, l’auteure nous offre un voyage dans le temps et l’espace. De l’Angleterre aux Etats-Unis, en passant par le Kenya, l’immersion est toujours parfaitement réussie.

___Récits passé et présent s’articulent à la perfection, révélant peu à peu les moindres détails d’une intrigue captivante sur fond de non-dits et de secrets de famille, qui nous emporte de la première à la dernière page. Si je m’attendais à des révélations plus surprenantes et à des rebondissements moins attendus, j’ai en revanche été éblouie par le travail réalisé sur la psychologie des personnages ainsi que le soin apportée à l’écriture, riche en références littéraires. Lauren Willig émaille en effet son récit de multiples clins d’oeil à de nombreux auteurs (allant de Frances Burnett à Evelyn Waugh, en passant par Jane Eyre de Charlotte Brontë), témoignant de l’amour indéniable de l’auteure pour la littérature anglaise. Certaines scènes dans la nursery avec les deux cousines enfants ne sont d’ailleurs pas sans rappeler les romans de Frances Hodgson Burnett tant l’influence exercée par la romancière anglaise est palpable ! Autant de références subtilement distillées qui confèrent au roman de Lauren Willig une atmosphère unique et un véritable charme.

Oscillant habilement entre passé et présent, « Ashford Park », premier roman de Lauren Willig traduit en français, convie le lecteur dans l’’intimité d’une famille à l’histoire jonchée de secrets, au décours d’une intrigue le faisant voyager de l’Angleterre du début du XXème siècle aux Etats-Unis d’aujourd’hui en passant par le Kenya. Avec un sens du dialogue affirmé et un talent de conteuse hors pair, Lauren Willig nous dévoile les blessures enfouies de ses personnages avec une remarquable justesse psychologique et une pudeur constante.

Prenant soin d’inscrire son récit dans l’Histoire avec un grand H, elle montre les bouleversements sociaux engendrés par la grande Guerre et les traumatismes physiques et psychologiques qu’elle a entraînés.

Si on peut regretter la prévisibilité de la plupart des révélations et des rebondissements mis en scène par l’auteure, cet écueil scénaristique est cependant rapidement pardonné au vu de l’écriture maîtrisée et riche en références littéraires qui articule avec brio récits passé et présent.

Une superbe découverte qui me donne très envie de découvrir le reste de la bibliographie de cette auteure au succès décidément mérité. Il va sans dire que j’espère sincèrement voir prochainement d’autres romans de Lauren Willig enfin traduits en français.

Je remercie chaleureusement les éditions Presses de la Cité pour cette belle découverte et salue leur initiative de nous offrir enfin avec « Ashford Park » une traduction d’un des romans de Lauren Willig !